Le mythe national : l'histoire de France en question
Suzanne CITRON ; Les Editions de l'Atelier, 2019 (Les Editions Ouvrières, 1987)
Recensé par Dominique Rosenblatt - octobre 2022
Nos ancêtres les Gaulois ? Le mythe s’est lézardé depuis 1987, grâce aux travaux de Suzanne Citron.
La préface de son livre fondateur critique les pesanteurs du récit scolaire, occultant les multiples mémoires et les enjeux du présent. Le livre conteste la légende forgée par Michelet et popularisée par Lavisse. Il discute les conceptions des historiens du XIXème siècle, et critique cette vision peu factuelle. L’épilogue esquisse les mutations possibles de l’art de faire de l’Histoire. La bibliographie ouvre des approfondissements. Des notes et un index complètent et facilitent la lecture.
L’histoire, selon Lavisse, sert un objectif patriotique, après la défaite de 1871. La raison d’Etat y prime sur la vérité, et la Nation sur la multiplicité des origines. Le Lavisse, réédité jusqu’en 1950, a imprégné la mentalité française, tel un catéchisme idéologique.
La France imaginaire aurait toujours existé, sous le nom de Gaule, devenue France, oubliant que les Francs étaient des Germains. Surgissent les Mérovingiens, les Carolingiens, mais Charlemagne aurait été Français. Viennent les Capétiens ; les « bons » rois de ces dynasties sont ceux qui acquièrent des terres. L’histoire de France est prédestinée, c’est une abstraction qui appelle des sacrifices. La France, patrie et République, est née pour sauver l’humanité : la servir par les armes est un devoir, les manuels le rappellent jusqu’en 1970. Les guerres de conquêtes et de défense sont légitimes, Vercingétorix, ou Jeanne d’Arc sont des sauveurs.
L’impérialisme des rois de France est magnifié, jusqu’à Napoléon et au colonialisme, en oubliant leurs dégâts collatéraux, du fait d’un « rôle positif », jamais critiqué. La Terreur et le jacobinisme sont justifiés, la guerre de Vendée minimisée, les exactions, comme la dévastation du Palatinat, occultée. La légende napoléonienne est encensée : jusqu’en 1960, les manuels célèbrent les généraux. A partir de 1980, ils admettent le coût humain des guerres, mais les effets des impérialismes et des nationalismes sont éludés.
Cette mise en scène du passé, sur la base d’une chronologie élastique, sans diversité régionale, perdure jusque dans les années 1980 : la guerre est légitime et la diversité absente. Le récit gaullien n'empêche pas l'étude de la collaboration et de l’extermination des Juifs. Si cet esprit plus ouvert admet la décolonisation, il oublie les tortures, et l’immigration. Un modèle finaliste perdure dans les programmes de 2002, et maintient les illusions sur la Gaule, la simpliste linéarité de l’histoire, privilégiant une mémoire hexagonale.
L’histoire républicaine est, en fait, une célébration basée sur la mémoire exclusive de l’ethnie franque, appuyée sur le concept ambigu de Gaule, niant les ensembles régionaux. La porosité de l’Empire romain est tue, les migrations simplifiées, les Alamans oubliés. Childéric est un roi fédéré, dans un monde devenant chrétien. C’est pourtant l’Austrasie qui est l’épicentre rhénane du règne de Charlemagne, jusqu’aux trois Francies dont l’orientale deviendra le Regnum Teutonicum.
Dans la Francie Occidentale, chaque changement de lignée est, de fait, une usurpation, camouflée. Certes, la Francia occidentalis véhicule des littératures multilingues, mais le sang royal est présumé unique, et le sacre marque son élection divine. Puis la France mythique s’efface derrière la Nation messianique d’origine gauloise, campée dans ses frontières « naturelles », redessinées par les départements, et ignorant l’histoire des périphéries.
Jusqu’à aujourd’hui, l’imaginaire du XIXème siècle véhicule les nationalismes et les souverainismes, avec leur usage incantatoire du mot « République ». De ce fait, il est impossible de faire place aux mémoires familiales des enfants réels issus de la société civile, pluriculturelle de fait : le passé officiel ne le permet pas.
Pour y parvenir, il faudrait sortir de l’histoire-célébration, des nationalismes dépassés, au bénéfice d’une histoire plurielle, permettant de repérer des processus communs à toute l’humanité.
Cela implique de déconstruire la division académique du temps français, et se souvenir de ce que la France commence vraiment au XIIIème siècle de l’ère chrétienne (p. 211).
Un fil conducteur pourrait se trouver dans la spécificité humaine des guerres, justifiées pour construire des nations. Un autre, dans des migrations, immémoriales, avec des flux considérables depuis un siècle, manifestant l’impuissance des Etats, en attendant les migrations écologiques.
Ou les droits de l’Humain permettraient-ils une histoire transversale ? Ils n’ont pas de pays qui les représente, mais leur émergence traverse les cultures, et peut favoriser une vision de la diversité, de la vérité, de la justice.
La France n’existe, dans l’histoire humaine, que depuis huit siècles, ses frontières actuelles n’en ont qu’un et demi, avec l’annexion de la Savoie et de Nice (voir le tableau général des annexions françaises, p. 288).
On peut tenter de baliser ses débuts, portés par une raison catholique et dynastique, sur la base d’annexions et de grignotages successifs, notamment des pays d’Oc et d’autres, et la francisation des élites.
Le français est lié au fonctionnement de l’Etat, il permet d’assimiler par le haut, et, sous la royauté, de combattre l’Islam, d’opprimer les Juifs, d’étouffer les protestants, de réprimer les révoltes paysannes, jusqu’à l’émergence de l’idée de Nation.
Les Lumières promettent le bonheur, portent les Droits de l’Homme, mais l’identité collective est brassée par la conscription. Si protestants et juifs sont émancipés, la Révolution persécute le catholicisme, et le jacobinisme impose par la force sa tradition anti-fédéraliste, pourtant partisane.
Les « provinces perdues » justifient une sacralisation du sol, la répression des « patois » grâce à l’école.
La diversité culturelle reste un impensé de la culture républicaine, comme le montrent Vichy et la guerre d’Algérie. C’est pourtant cette guerre qui fait passer de l’idéologie nationaliste à une France multimémorielle. Certains points obscurs sont donc révélés : l’occultation de la Commune, l’affaire Dreyfus, les initiatives pacifistes de la guerre de 1914-1918, les mutineries de 1917, la censure des méthodes de torture en Algérie, le traitement des Pieds-noirs et l’abandon des Harkis…
Le refoulement de la mémoire engendre des effets pervers, bloque les passions, empêche une appréciation sereine et factuelle du passé : les mémoires régionales ou religieuses se réveillent, alors que la sensibilité pro-Israël reste dominante dans les cercles politiques.
La mémoire de l’esclavage, les mémoires post-coloniales, s’embrasent, d’autant que les institutions, en couvrant des indignités, (bagnes d’enfants, camps de concentration français de la première guerre mondiale, jungle de Calais), font fi des idéaux proclamés.
Le temps n’est-il pas venu d’ouvrir l’enseignement de l’histoire à sa dimension patrimoniale, collective, partagée, où les quêtes mémorielles, légitimes, trouveraient une inscription ?
Ne faudrait-il pas promouvoir aujourd’hui une appartenance plurielle, métissée, généreuse, pour nous européenne, promouvant une culture de la participation, de la transparence et de la fraternité ?