PERSÉCUTIONS ET DISLOCATIONS DES MANOUCHES D’ALSACE : LE CAS DU SUNDGAU, 1939-1945
Théophile Leroy
(In Revue d’Histoire de la Shoah, 2023/1, N° 217)
Éditions Mémorial de la Shoah
Recensé par Martine Scius
L’auteur, Théophile Leroy, est doctorant à l’EHESS et sa thèse en cours est consacrée aux persécutions des populations nomades en Alsace et en Moselle annexées pendant la Seconde Guerre mondiale.
Il publie dans la Revue d’Histoire de la Shoah une étude intéressante sur les communautés manouches du Sundgau, mobiles ou relativement sédentarisées dans les villages et ayant payé un lourd tribut pendant la Seconde Guerre mondiale. Cet article vise à apporter une connaissance plus fine des politiques de persécution ciblant les nomades au cours de la guerre. Il évoque également les effets induits par les multiples répressions subies sur leur destinée aujourd’hui.
Au départ de son étude, le monument aux morts de Durmenach dont une stèle est dédiée aux victimes de la Shoah originaires de cette commune du Sundgau qui comptait une des plus importantes communautés juives du Haut Rhin. Sur cette stèle figurent également 2 noms d’enfants tsiganes originaires de Durmenach et qui se retrouvent ainsi associés à la commémoration des victimes juives. L’auteur, bien qu’il loue ce geste mémoriel, estime néanmoins que cet amalgame de fait contribue à invisibiliser cette population et tend à minimiser la responsabilité de la France. En effet, la persécution des familles nomades en France pendant la Seconde Guerre mondiale relevait d’un processus politique propre et autonome, distinct du traitement infligé aux familles juives.
La présence de groupes nomades est attestée en Alsace dès le XVIIIème siècle, il s’agit le plus souvent de groupes à mobilité saisonnière, originaires d’Europe centrale au gré des persécutions : en Alsace on retrouve surtout des manouches provenant du Rhin.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le rôle stratégique de la frontière incite les autorités des 2 côtés du Rhin à renforcer la surveillance des populations itinérantes, dénommées Tsiganes (Zigeuner) en Allemagne, Nomades en France, suspectées d’espionnage en raison de leur mobilité et de leur mode de vie. Les autorités françaises et allemandes mettent en place des systèmes d’identification et de contrôle de plus en plus perfectionnés à leur égard. Ainsi en France l’instauration en 1912 du port obligatoire du carnet anthropométrique opère un tournant majeur dans la répression. Conçu par les autorités françaises comme un outil de surveillance continue des circulations ambulantes, il permet la traçabilité des déplacements des personnes. En Allemagne, le même souci anime les autorités et dès les années 30 un inventaire racial très poussé recense toutes les populations tsiganes. L’enjeu est évidemment de classer cette population selon une nomenclature biologique et généalogique afin de rendre applicables les mesures de ségrégation et de stérilisation prises par le régime nazi à leur encontre.
En 1939, pendant l’exode, les familles tsiganes nomades reçoivent un traitement différent des autres familles alsaciennes. Elles sont ainsi « refoulées » et assignées à résidence en France par les autorités françaises, comme tous les nomades du territoire.
Une fois occupée par les troupes allemandes et annexée de fait à l’Allemagne nationale-socialiste, l’Alsace fait l’objet, dès l’été 1940, d’une politique d’épuration méthodique ciblant les populations jugées « indésirables » dans leur ensemble. Ainsi les familles nomades sédentarisées sont concernées également et les autorités françaises les signalent avec plus ou moins de zèle aux autorités allemandes. Elles sont expulsées d’Alsace vers la France non occupée. Sur la décision du gouvernement français de Vichy, de même que les « étrangers et apatrides démunis de ressources », les « nomades français » sont conduits dans divers camps notamment à Argelès-sur-Mer (qui a accueilli 400 manouches alsaciens). Des conditions terribles et inhumaines les attendent entraînant la mort des plus faibles d’entre eux, enfants et personnes âgées. Les groupes familiaux sont disloqués et transférés de camps en camps, certains jusque dans les camps de concentration d’Auschwitz ou Dora …
Après la guerre, les conditions d’internement pour les nomades persistent encore quelques mois et les conditions du retour à un mode itinérant de ces familles éparpillées, endeuillées, qui ont perdu tous leurs biens, encore et toujours soumis à la haine des populations, sont très difficiles. Ils partagent avec leurs familles d’outre Rhin une même expérience traumatique de persécution et finissent en grande majorité par abandonner leur mode itinérant. Plus ou moins insérées actuellement, l’histoire de ces familles nomades, manouches, tsiganes durant la Seconde Guerre mondiale est largement méconnue et ne bénéficie pas d’un travail mémoriel important. Cette étude a le mérite de leur donner une visibilité en militant pour leur présence dans nos lieux de mémoire.