La révolution régionaliste
Robert LAFONT
Gallimard, 1967
Recensé par Dominique Rosenblatt
Pour l’auteur, les mouvements régionalistes incarnent une forme d’irréalisme : miroirs inversés du nationalisme, ils caressent l’espoir improbable du fédéralisme européen des ethnies.
Robert Lafont attribue le sous-développement des régions (mais l’Alsace n’entre pas dans ce schéma) à la logique capitaliste, au centralisme, et à l’adhésion des classes favorisées. Il génère un impérialisme de fait, un malaise à dépasser.
La France, depuis les Capétiens, est assimilatrice, cela continue pour les allochtones, or le jacobinisme révolutionnaire portait en lui un élan d’émancipation individuel et démocratique. L’analyse est un peu courte : la monarchie française ne s’est pas servie de l’école, ou des médias, pour tenter d’imposer le français et de façonner l’opinion, contrairement aux jacobins, dont l’aspiration à l’égalité a très vite penché vers l’égalitarisme. D’ailleurs, remarque quand même l’auteur, l’élection se voit soumise à la centralisation administrative et le pouvoir reste descendant, avec des échelons comme les départements, maintenus par la bureaucratie dans le mythe de l’unité indivisible.
Hélas, les régions ne s’affirment que maladroitement, se repliant sur une forme de résistance informelle, apolitique, individualiste. En 1967, les régions sont inégalement développées, et les plus peuplées sont périphériques. A partir de la Bretagne ou du Languedoc, l’auteur attribue le ralentissement de leurs économies, depuis 1860, à l’abandon de l’Etat et à l’anarchie du développement capitaliste. Un développement sur le destin particulier de l’Alsace, redevenue allemande en 1871, aurait été intéressant.
C’est le colonialisme intérieur, sous couvert de dépersonnalisation des régions, qui ressort des indicateurs économiques rassemblés par l’auteur. Il engendre une dépossession régionale, une perte d’identité. Comme les plans régionaux échappent alors aux représentants des régions, la décentralisation renforce le pouvoir central.
Les vestiges de conscience historique régionale tiennent au fait que l’ « unité » française n’est que l’assemblage provoqué de territoires autonomes dont l’Ancien Régime tolérait un particularisme linguistique, des langues frontalières qui fondent des littératures, au XIXème siècle, tout en restant opprimées. Voilà qui contredit l’analyse initiale.
L’auteur établit donc un colonialisme intérieur, un lien entre aliénation culturelle et économique, proche du colonialisme extérieur. Sous les découpages administratifs, les régions perdurent, et certaines, comme le Pays Basque, dépassent les frontières nationales. Des frontières politiques françaises mutilent certaines régions d’Europe : Corse et Sardaigne (?), monde flamand, etc… L’espace alémanique n’est pas mentionné.
Une France décentralisée, articulée sur une Europe fédérale permettrait, d’après l’auteur, la prise de conscience de destins régionaux conscients de leurs cultures. Les malaises régionaux peuvent être dépassés par une forme d’action révolutionnaire régionaliste, estime-t-il.
Pour cela, il faudrait éviter que les régions ne soient que la somme de départements, même si chacune devrait en compter assez pour arriver à une taille critique par rapport aux voisins européens. Cette remarque est faite naturellement, cinquante ans avant la loi dite NOTRe.
Pour Robert Lafont, la démocratie ne s’exerce réellement qu’au niveau régional, avec une assemblée, un exécutif régional, laissant à l’Etat les fonctions régaliennes, sur la base d’un ensemble de contrats.
L’auteur poursuit : l’autonomisme moderne n’est pas l’indépendance (il ne l’a, du reste, jamais été, mais la confusion reste classique dans les esprits hexagonaux), et l’Etat n’est pas son gendarme. L’esprit régional est un dynamisme porté par une métropole, avec une université au service du développement, une création culturelle, une reconquête linguistique, une démocratie participative, coopérative, la maîtrise de l’agriculture, une personnalité morale.
Elle doit être orientée vers une construction européenne citoyenne, plaide Robert Lafont, non vers un super Etat capitaliste, dans une rhétorique marquée par la Guerre Froide. Devant une telle Europe, la France gagnerait à se présenter comme un ensemble de régions décolonisées.
La construction européenne, front uni des régionalismes démocratiques, couronnerait l’édifice, se fondant sur une charte du peuple européen lié par des contrats entre régions européennes. Dans un tel cadre, les communes seraient une cellule de base de l’expérience démocratique, liée à des « Pays » de la taille d’arrondissements.
Les « eurodistricts » qui ont vu le jour entre-temps, dont quatre englobent la plus grande partie de l’Alsace, font bien pâle figure à côté de cet ambitieux projet. Ne parlons pas de la charte européenne des langues régionales ou minoritaires, toujours non ratifiée par la France. Nous sommes loin des grandes régions démocratiques, d’utopie humaniste et d’ouverture cosmopolite. Alors, le fédéralisme européen des peuples conscients d’eux-mêmes…
La proposition de Robert Lafont d’un régionalisme révolutionnaire offert à des êtres enracinés et ouverts à la diversité du monde est le produit d’une certaine époque et d’un mouvement intellectuel qui trouvera sa pleine expression en mai 1968. Dans notre monde post-Guerre Froide, où le cosmopolitisme est devenu une réalité européenne, et singulièrement française, la lecture de cet ouvrage vieux de presque soixante ans n’est cependant pas inutile, pour retracer la généalogie du régionalisme politique, et en tirer, peut-être quelques enseignements. La Collectivité européenne d’Alsace ne fait-elle pas écho, par sa dénomination, aux idées soutenues par l’auteur ?