Des prêtres incorporés de force se souviennent
SIFFERLEN Joseph, Signe, 2017
Recensé par Dominique Rosenblatt
Le chanoine Joseph Sifferlen propose des témoignages réfléchis de prêtres âgés. Monseigneur Jean-Luc Ravel, archevêque de Strasbourg, veut y voir une réfutation - toutefois guère étayée - de l’observation, selon laquelle les séminaristes, que les circonstances ont amenés à faire leurs études à Fribourg ou à Tubingen, et non à Clermont- Ferrand, ont été affectés comme prêtres dans des fonctions modestes.
Jean-Noël Grandhomme rappelle le contexte. Il souligne la déstabilisation de ces adolescents pieux, leur résistance intérieure face à la noirceur du monde.
Le premier témoignage est un texte subtil, parfois poétique, de l’abbé Jean-Pierre Pavie (1922-2018), qui restera toute sa vie de prêtre, professeur de français-latin au collège épiscopal de Zillisheim.
Il revendique le choix courageux de sa génération, se soumettant, afin de protéger les familles, mais de rester intègres en servant le moins possible la force nazie. Cette fermeté ne leur sera pas reconnue, mais frappée de suspicion, payée par une forme de relégation dans la surenchère patriotique, alors que leur aventure aura été avant tout un pénible sacrifice personnel.
Infirmier, artilleur, chasseur de chars, il a connu un large périple dans les pays de l’Est européen, commençant par le dressage déshumanisant, antichrétien, et puis l’épreuve du front, certain de devoir tout faire pour éviter d’être pris par les Russes.
Séminariste tourmenté par le sentiment de ne pas être à sa place, confronté aux tentations des soldats sans vergogne, il croise des hommes dignes et priants.
Il participe à des actions immorales, comme brûler des villages, des représailles à l’encontre des civils, conduites collectives, contraintes, qui le dégoûtent intérieurement et dont, jusqu’à la fin de sa vie, il aura du mal à se remettre.
En 1944, en permission, il ne peut traverser le Rhin, ce qui l’éclaire sur la progression de la défaite nazie. Revendiquant son état de séminariste, il évite les promotions, mais pas les affectations exposées, sur un front désorganisé, où il apprend la mort d’Hitler et parvient à se rendre aux Américains.
Le camp de prisonniers improvisé, en plein air, devient un lieu de règlement de comptes antinazi, au moment de la capitulation allemande. Il parvient à rejoindre la zone française, puis Strasbourg, animé par la volonté de servir la paix, désolé devant les souffrances des familles autour de lui.
Léon Hégelé (1925-2004), évêque auxiliaire de Strasbourg de 1985 à 2001, fantassin, raconte sa vaine résolution de ne pas entrer dans la Wehrmacht. Il prie beaucoup (il ne rencontrera que rarement des manifestations de foi), obtient un certificat médical dilatoire de la part d’un médecin prenant un grand risque, et se trouve mobilisé en février 1944. Le passage vers la Suisse, envisagé, n’est pas possible.
En mars 1945 dans la poche de Dantzig, il parvient à éviter de tuer, mais ressent une forme de déshumanisation. Les messages russes poussant les Alsaciens à la désertion lui parviennent, sans le motiver.
De recul en recul, de simulation en tentative d’automutilation, soutenu par des visions spirituelles, de faux certificats, de signes de la providence, il parvient, le 26 avril 1945, à se rendre à un Américain, et sera remis à la France en juin.
Il se consacrera au dialogue interreligieux, et représentera l’épiscopat français auprès de la conférence épiscopale allemande.
Joseph Sifferlen, né en 1926, directeur de la publication, est incorporé en 1943 comme Luftwaffenhelfer. Il est donc auxiliaire de la défense antiaérienne, avant l’âge de 17 ans, servant d’un canon de DCA le long du Rhin, Hitlerjugend préparant l’Abitur. Envoyé au RAD en février 1944, il retarde l’échéance grâce à une opération suivie d’une angine.
Affecté à Saint-Dizier, il profite de la retraite de son unité pour s’évader, aidé par les habitants, passant pour un Français. Avec d’autres fuyards, ses brodequins aux pieds, il est fait prisonnier par les Américains, puis devient provisoirement soldat français.
Un temps enseignant suppléant, il rentre en Alsace début mars 1945, dans l’ancienne poche de Colmar, où ses parents avaient été inquiétés après sa disparition.
Après son ordination, affecté à l’action catholique ouvrière, il s’engage aux côtés des mouvements de jeunesse catholiques de Fribourg et de Spire, persuadé que les Alsaciens, étant bilingues, ont une vocation à agir pour la réconciliation européenne.
François Arnold (1927-2020), est incorporé à seize ans comme Luftwaffenhelfer, encouragé par sa famille à la discrétion et la préservation de ses valeurs. Comme les autres, après l’épreuve des classes, il est affecté à une batterie, puis à Strasbourg, où il est confronté au bombardement de la ville, partant au RAD, direction Pforzheim et Munich, sous les bombardements qui mettent ses nerfs à rude épreuve.
Il entre au RAD pour retarder le moment d’aller au front, il est démobilisé en mai et rejoint à pied les positions américaines, puis, à travers la Suisse, Mulhouse et la vallée de Thann, hanté par les visions d’apocalypse absorbées en Allemagne.
Ordonné prêtre, il devient responsable de l’action catholique, rédacteur dans les revues diocésaines et directeur du centre diocésain d’information.
André Jaeg (1921-2012) est d’abord étudiant en théologie à Clermont-Ferrand, mais rentre en Alsace et étudie à Fribourg. Après un court passage au RAD, il est incorporé à la Luftwaffe, puis affecté en Italie, et participe à la bataille de Monte Cassino, avec l’armée allemande en retraite, pour se rendre aux soldats français, être remis aux américains, puis versé dans le corps expéditionnaire du maréchal Juin, puis dans l’armée de De Lattre.
Il traverse l’Alsace avec les troupes, est démobilisé en Allemagne. Ordonné prêtre, il occupe des postes de vicaires et de curé, dont 35 ans à Oberhaslach.
Aloyse Kieffer (1926-2023), qui se destinait à la prêtrise depuis l’âge de 11 ans, est incorporé en 1944 comme Luftwaffenhelfer, au service téléphonique, puis affecté dans les Balkans, jusqu’à la capitulation allemande. Il tombe aux mains de partisans de Tito qui font marcher les prisonniers jusqu’à épuisement, vers des camps de fortune. Rendu aux français, il bénéficie d’un rapatriement sanitaire.
Après son ordination, il devient directeur spirituel du grand séminaire, aumônier des scouts, vicaire général en charge de des instituts religieux et finalement secrétaire des évêques Doré et Grallet.
Armand Dirringer (1923-2018), résume brièvement son désastreux périple militaire : sa blessure de guerre près de Kiev le ramène à Mulhouse, il fuit l’hôpital, et se terre sous le toit de l’église Ste Marie, près de 4 mois, jusqu’à l’arrivée des Alliés.
La tête criblée d’éclats, inopérable, il devient un prêtre de santé précaire, professeur de religion puis prêtre coopérateur. Son avis de décès exprime la confiance d’une vie tournée vers les autres.
Robert Rosenblatt (1927-2019), incorporé comme chasseur de chars, revient sur la disparition de son frère, en 1944, avant son exil au RAD, Strasbourg cessant d’appartenir au Reich peu après.
En Pologne, durant la retraite allemande, il parvient à obtenir des vêtements civils et marche vers l’ouest, se disant travailleur français prisonnier de la Wehrmacht.
Mais, repris, il échoue à Tambov, où il retrouve son frère Jean-Joseph (1923-2018). Remis aux Anglais, il est rapatrié, et retrouve à nouveau son frère. Ce dernier, musicien, sera investi dans le chant et la musique liturgiques, lui-même occupera des postes de vicaires et de curé.
Claude Steinmetz (Frère Hugues, né en 1927), devient auxiliaire de la Luftwaffe, mais avec la chance de revenir en permission au moment où les Allemands passent le Rhin. Devenu franciscain, il maintient la mémoire des Malgré-nous à Hohatzenheim, dont il est longtemps recteur du sanctuaire.
Pierre Obrecht (1924-2014), devient fantassin, après avoir connu, au Gymnase Jean Sturm, la répression suite à la tentative d’assassinat du Gauleiter Wagner. Un article consacré au mémorial de Tambow figure dans ce long témoignage très fouillé.
Après son Abitur, au RAD, en 1943, malade, il fait avant son passage à la Wehrmacht un stage de théologie à Fribourg, dont l’évêque s’est courageusement opposé à Hitler.
Il endure les bombardements sur les villes, accepte une formation avec l’intention d’échouer à l’examen, pour retarder le moment du départ au front ; affecté en France, en Eure et Loir, il résiste à la possibilité de déserter, afin de protéger sa famille.
En tant qu’Alsacien, il s’endurcit face aux brimades de l’encadrement, puis endure la méfiance de la population, en raison de l’uniforme porté. Après une permission, dans la Manche, il croise, stupéfait, des volontaires français et doit composer avec la milice.
Il déplore les arbitraires des guerres : destruction des cités normandes, massacres, Vercors, Oradour. En Normandie, arrêté par les Spahis, prisonnier des Américains, il comprend que le hasard aurait pu faire de lui, comme de tout incorporé de force, surtout ceux dans la SS, un bourreau en plus d’une victime.
Dans un contexte de guerre de partisans et de représailles, il n’y a que des perdants. Il se désole devant l’ampleur des déportations, comme devant les vengeances de l’épuration, notamment de la vindicte à l’égard des femmes.
Entre prisonniers, la solidarité des Alsaciens atténue la souffrance de la stigmatisation. Versé dans un commando de réparation des voies de chemin de fer, il est finalement rapatrié comme « déporté militaire », l’idée que les Alsaciens aient été victimes du nazisme n’ayant alors pas encore fait son chemin.
Revenu parmi les premiers, il perçoit la souffrance de toute l’Alsace en attente, dans l’atmosphère croissante de « chauvinisme jacobin » (p.361), stigmatisé par le procès d’Oradour, humilié comme tous ses compagnons d’infortune. Son témoignage se termine sur cette note désolée. Il sera vicaire et curé, dans les deux départements alsaciens.
Visages enfantins sur les photos, sourires naïfs ou espiègles : toutes ces odyssées ont des similitudes et des spécificités, selon l’âge de l’incorporation et la proximité de la fin des opérations militaires. La conclusion souligne aussi leur persistance dans la foi, soutenant leur décision de devenir prêtres, ainsi l’intérêt de ces témoignages, fournis très longtemps après les faits.