Moi, Fritz Roess, paysan et poète /
Fritz Roess, Bergbauer und Dichter
Traduit par Philippe Elsass ; livre bilingue ; éditions SALDE, 2020
Recensé par Eric Ettwiller
L’histoire officielle a longtemps prétendu que pendant la Première Guerre mondiale, les Alsaciens-Lorrains, civils comme militaires, souhaitaient la victoire de la France. Si elle reste largement répandue dans le grand public alsacien et – surtout – français, elle est en train d’être remplacée par un autre récit : les Alsaciens-Lorrains auraient été indifférents sur le plan national, trop attachés à leur petite patrie (Heimat) pour éprouver le moindre sentiment d’appartenance à une grande patrie, en l’occurrence allemande. Les manifestations de patriotisme allemand de la part des Alsaciens-Lorrains en 1914-18 aurait été le fait de quelques exaltés, par essence non représentatifs du peuple alsacien-lorrain.
Cette thèse est clairement démentie par un ouvrage bilingue sorti en septembre 2020 aux éditions de la SALDE et dont Unsri Gschìcht a déjà fait la promotion : Moi, Fritz Roess, paysan et poète / Fritz Roess, Bergbauer und Dichter. Philippe Elsass et Daniel Maurer y publient les écrits de leur aïeul, notamment deux textes de souvenirs. Paysan dans la vallée de Munster, Fritz Roess y a connu jusqu’à la guerre une existence difficile dans des paysages grandioses, la mort et la maladie s’entremêlant avec l’amour et la joie pour former une trame inextricable. Cette trame est tissée par Dieu, Fritz Roess, protestant fervent, en est convaincu et il sait que son Salut effacera les souffrances terrestres.
La Première Guerre mondiale apporte son lot de souffrances supplémentaires. Fritz Roess, de santé précaire, en sera victime. Il décèdera le 17 novembre 1917, à 47 ans. La tragédie personnelle et familiale présente un « avantage » du point de vue de l’historien : la rédaction des souvenirs n’a pas été influencée par la victoire française de 1918, qui aurait peut-être amené l’auteur à revoir certains passages. Fritz Roess est un patriote allemand. Aucune exaltation nationaliste dans ses écrits mais un cœur qui vibre pour l’Allemagne : les Allemands sont généralement appelés « les nôtres » (die Unsrigen ou die Unsern) ou sont qualifiés de « vaillants » (die tapferen Deutschen, p. 108) quand ils réussissent à faire reculer les Français. Le terme de « patrie » (Vaterland) est utilisé deux fois (p. 78 et 80), dont une concernant les dispositions d’esprit de son fils Julius, « très motivé par la cause sacrée de notre chère patrie » (für die heilige Sache unseres teuren Vaterlandes sehr eingenommen, p. 80).
D’un autre côté, les Français, qui ont perturbé la paix champêtre de la vallée de Munster et dévalisent les fermes passées sous leur contrôle, sont l’ennemi (der Feind, p. 86) honni : « ces Français, que nous détestions tant dans la vallée de Munster » (diese uns Münstertälern so verhassten Franzmänner, p. 46), « les hordes dévastatrices » (die verheerenden Horden, p. 46), « les envahisseurs » (die Eindringlinge, p. 46), « ces maudits envahisseurs noirs et rouges » (diese schwarzen und roten teuflischen Bedränger, p. 88), « ces hordes sauvages » (diese wilden Horden, p. 88), « bleus détestés » (die verhassten Blauen, p. 92), « ces types redoutés et dégoûtants » (die gefürchteten, widerlichen Gesellen, p. 92), « ces canailles effrontées » (die freche Gesindel, p. 92), « ces voleurs » (die diebischen Gesellen, p. 96), « ces types sauvages et effrontés » (diese wilden frechen Burschen, p. 98), « la racaille adverse » (das widrige Gesindel, p. 104), « ces oppresseurs vulgaires, brutaux et pourtant si fiers et arrogants » (diese gemeinen, rohen und doch so stolzen, rechthaberischen Bedrücker, p. 106), « ces resquilleurs d’étables et de fourneaux » (diese Ställe- und Ofenschlüpfern, p. 108). Les Français sont décrits comme tyranniques dans leurs rapports avec la population, ridicules par les soupçons d’espionnage qu’ils portent à son encontre, barbares dans leur manière de tuer les animaux…
Les défenseurs de la thèse de l’Alsacien-Lorrain indifférent poseront la question de la représentativité de Fritz Roess, luthérien donc censément prédisposé à la germanophilie, victime des réquisitions françaises, donc disposant d’une bonne raison de détester les Français. Mais attention à ne pas caricaturer le milieu de Fritz Roess : sa femme s’appelle Marguerite Seguin, d’une famille de la bourgeoisie mulhousienne, où l’on parle encore le français ; l’un des frères de Fritz, Jacob, a épousé une Bretonne et s’est établi en région parisienne, où il est décédé en 1910. Fritz Roess avait donc des liens avec la France et avec la culture française, ce qui ne l’empêchait pas d’être un patriote allemand. Rien ne permet d’affirmer qu’un catholique de la plaine, germanophone comme Fritz Roess, passé par l’école allemande comme Fritz Roess, était a priori imperméable au patriotisme allemand, même s’il avait un frère chez les missionnaires français en Afrique ou une cousine femme de chambre à Paris… Les témoignages de catholiques de la vallée de Masevaux recueillis par Daniel Willmé le montrent bien (Daniel Willmé, Alsaciens prisonniers de la France, 1914-1919, Unsri Gschìcht, 2020).
Le patriotisme allemand n’exclut pas, naturellement, l’attachement à la petite patrie, qu’elle ait les dimensions de l’Alsace-Lorraine ou de la vallée de Munster. Les magnifiques poèmes en allemand de Fritz Roess, reproduits à la fin de l’ouvrage, sont là pour le prouver. Ils permettent à ceux qui lisent l’allemand de comprendre ce que signifie la Heimat pour un Alsacien.