Mémoires d'un Malgré-nous, rescapé de la bataille de Budapest, février 1943-mai 1945
René Debs ; traduit par Sylvie Debs ; L'Harmattan, 2021
Recensé par Dominique Rosenblatt
Alors que s’éteint la génération des Malgré-nous, voici la traduction d’un ultime récit mémoriel, remis, par la fille de l’auteur, dans le contexte de l’époque : population française de droit, et néanmoins considérée par les nazis comme allemande, et donc incorporable.
Un cahier central de photographies, dont celle qui orne la couverture, qui présente le visage avenant d’un jeune homme plein de joie de vivre et de fraicheur, au large sourire épanoui.
La préface établit la dimension tragique d’une violence qui a conduit depuis la fin de la guerre plus de 300 survivants à livrer leurs souvenirs. Le récit corrobore le témoignage de ce que furent les déchirements de ces soldats partis pour préserver leur famille du chantage des représailles, bien obligés de se battre pour sauver leur peau, et confrontés à la suspicion, après leur retour.
Un préambule de l’auteur revient sur le contexte familial du début de la guerre, de la rédaction des souvenirs, dans les années 1950, et remercie sa fille, traductrice. Des cartes précisent le contexte territorial de ces souvenirs, les itinéraires suivis. La postface de la traductrice évoque les récits de guerre entendus dans sa jeunesse, dans une Alsace marquée de stigmates, et de sa perception de son père, homme positif et citoyen engagé, mais disparu en emportant avec lui l’indicible d’une expérience singulière.
Le récit chronologique s’ouvre avec le RAD, service de travail obligatoire en Allemagne nazie. C’est un adolescent de seize ans qui se rend à la convocation, puis c’est un train entier de jeunes Alsaciens qui part pour la Bohême, où les attendent endoctrinement et formation paramilitaire, la bêche de l’auxiliaire tenant lieu de fusil.
Déjà pointent la critique du système déshumanisant, de brimades et d’humiliations, d’épuisement physique, le thème de la solidarité entre Alsaciens face à la férocité d’un encadrement dépersonnalisant, et l’ébauche d’une résistance intérieure, basée sur le sentiment d’identité, et l’espoir de revoir la famille et l’Alsace.
Le récit, précis, concis, insiste sur des éléments saillants. Il plonge le lecteur au cœur de la férocité. L’ordre d’incorporation arrive peu après la fin du RAD, et avec lui redouble l’angoisse de la famille. Les semaines de classe sont usantes et brutales, sans autre choix que la soumission et la rétention des pensées personnelles, dans la montée du Heimweh.
La résistance de la personnalité s’appuie sur l’intime de la foi catholique, et le farouche maintien de la liberté de conscience. Dans les pires situations, les missions périlleuses, face aux spectacles insoutenables, la prière constitue un viatique. Contrairement à d’autre témoins, René DEBS, spectateur impuissant et révolté, documente des scènes de la persécution des Juifs.
La fraicheur de la jeunesse est préservée néanmoins par la capacité d’émerveillement devant la beauté de la nature. Reste aussi, comme respiration humaine, la rencontre plus ou moins fugitive de jeunes filles du même âge, tantôt enjouées, tantôt amoureuses, tantôt désireuses de conjurer leur peur de la mort.
Les jeunes soldats sont ballotés de la Norvège à la France. Grande est la tentation de déserter, mais toujours prévaut le sacrifice de soi en faveur de la famille. Les voici en Pologne, face aux premières victimes de la guerre, dont les enfants devenus mendiants. Tout au long du récit, le témoin reste sensible à la détresse des civils, dont les belligérants ne tiennent nul compte, et qui sont broyés au cœur du désastre. Une exception, un petit miracle, parfois, restaure un peu d’humanité fugitive.
Sur le front ukrainien, le déchirement intérieur se fait plus vif, puisque l’ennemi du soldat est en fait l’allié de la France, et il faut le combattre, obéir aux ordres, pour préserver sa propre vie. Le baptême du feu plonge dans la peur et la mort, et augure de la suite : être aux aguets dans la neige, endurer les veilles, la vermine, et savoir courir, dans l’absurde jeu de massacre…
Noël 1943 est « célébré » par l’offensive russe, enchaînement de tueries, puis un repli en catastrophe, sous le feu de toutes les armes, devenant retraite imprécise de survivants hagards perclus de douleurs sans nombre, qu’ils endurent pour rester en vie…
La peur lorsqu’on constitue une cible, le reste de camaraderie, le chacun pour soi dans le danger extrême, par-delà cadavres et mourants, le bruit, la fumée, le spectacle d’apocalypse, l’incapacité de maintenir sa pensée, la force surhumaine conférée par la panique, la saleté redevenant consciente lorsque la bataille s’éloigne...
L’alcool et les cigarettes pour calmer les nerfs, la maraude et la subsistance au dépends du pays traversé, le fracas des batailles d’artillerie, la lutte intérieure, lorsque les Soviétiques tentent d’attirer les Alsaciens dans leurs lignes, en leur faisant miroiter un traitement de faveur.
Parfois l’exaltation de certaines prouesses, lorsque la morale s’abolit, lorsque les digues cèdent, et l’espoir, rare, d’une permission. Lors du retour, la découverte de l’effet des bombardements sur les villes allemandes, et la prise de conscience impuissante du pouvoir des Etats sur les individus soumis à leur arbitraire. Les déplacements en train, sous la menace des attaques aériennes et des accidents, les moments de répit dus à des affectations impromptues ; le marché noir, le chapardage. Et toujours, malgré tout, la capacité de rendre grâce.
Et la pagaille organisée que constitue la vie militaire. Le témoin est protégé par son jeune âge, et par la manière habile dont un supérieur bienveillant, auquel il voue une affection filiale, le protège à certains moments.
Les populations envahies sont méprisantes ou résignées, s’attendant au pire. En juillet 1944, voici la Hongrie et le retour au front, les batailles de blindés, les courses sous la mitraille, les assauts, les replis, les morts inutiles, les balles perdues, les blessures, les hospitalisations, dans la certitude de perdre sans cesse du terrain, et l’espoir infime de revenir ainsi, peu à peu, en direction de son Alsace.
Des actions désespérées permettant la fuite, des encerclements rompus, et voici que se profile la bataille perdue d’avance, qui donne son titre au document, celle de Budapest, qui va durer du 29 décembre 1944 au 13 février 1945, durant laquelle il apprendra incidemment l’arrivée des alliés en Alsace, dans son village.
Sur fond de tentatives catastrophiques d’évacuer les blessés, les soldats ennemis s’entretuent aveuglément, entre les civils pris au piège, déchainement qui ébranle les nerfs, bombardements américains déclenchant une peur irrépressible, faim torturante, exécutions sommaires, parachutages meurtriers sur la ville fantôme, abandon des blessés, course éperdue sous le feu ennemi.
En écrivant à ses parents une lettre qu’il pense ultime, le narrateur réalise un changement intérieur : son sort paraissant scellé, il accepte l’inévitable, avec froideur et lucidité, et tire de cette attitude la force de tout faire pour survivre.
La course éperdue reprend, en maigre troupe de survivants de la ville-souricière, sous le feu des embuscades, la volonté forçant les ressources physiques et refusant la tentation de l’abandon, fugitifs solidaires malgré tout, en dépit des blessures. Marcher en somnambule, courir, le bras cassé, étourdi, avec un petit groupe famélique s’amenuisant, jusqu’à un providentiel hôpital de campagne, opération à vif, trop épuisé pour souffrir.
Puis c’est le transfert vers l’arrière, et l’expérience de la médecine expéditive, des sentiments contradictoires, et le retour de la nostalgie. Une nouvelle évacuation se profile, vers Vienne, suivie d’une autre, au milieu d’un exode de civils, qui lui permet de fausser compagnie à l’armée, à pied avec un autre Alsacien, et de tenter de passer le Rhin. La chance leur permet de se rendre aux Français et d’être ainsi rapatriés, bien que le chemin se termine à pied, vers le havre familial tant espéré, et toujours, tête haute.