Les autonomismes alsaciens de 1871 à 1940*
Alfred WAHL ; éditions du Château, 2019
Recensé par Eric Ettwiller
Recension parue dans : Cahiers Joseph Rossé, N°2 (automne 2019), p. 115-131.
*Le titre du livre diffère de celui figurant sur la couverture.
Quatre ans après la parution d’Aux sources de l’autonomisme alsacien-mosellan 1871-1945 de Michel Krempper, c’est au tour d’Alfred Wahl d’écrire une histoire de l’autonomisme dans la région. La publication de cette nouvelle synthèse est directement liée à l’existence de la première. Le professeur d’université en retraite a estimé, explique-t-il en « avertissement », qu’il fallait contrer les « livres sur les mouvements de l’entre-deux-guerres » récemment parus, dont le « ton » les disqualifierait comme livres d’histoire alors même que leur narration des faits est « le plus souvent correcte » (p. 5)[1]. Le reproche formulé à l’encontre de ces ouvrages ? « L’autonomie et les autonomistes […] apparaissent sous un jour positif ». Par ailleurs, certaines publications contiendraient « des formulations violentes contre la France ». Nulle part, les titres de ces ouvrages ou les noms de leurs auteurs, des « écrivains qui sont d’abord des militants », ne sont indiqués. On reconnaît sans doute possible l’ouvrage de Michel Krempper cité ci-dessus, la biographie que ce même auteur a consacrée à Joseph Rossé ainsi que la biographie de Jean Keppi écrite par Bernard Wittmann, trois livres sur l’histoire de l’autonomisme alsacien édités ces dernières années par la maison bretonne Yoran Embanner. Ils ne paraissent pas être les seuls visés, puisque « divers auteurs et écrivains » sont dans le collimateur d’Alfred Wahl.
La charge de ce dernier est violente. Le ton des ouvrages parus chez Yoran Embanner n’est certes pas toujours approprié et on aimerait y trouver des notes de bas de page plus nombreuses et parfois plus solides mais ce n’est pas une raison pour les bannir du champ de l’historiographie. Ce rejet est d’autant plus difficile à entendre venant d’Alfred Wahl, dont les suspectes proclamations de neutralité cachent, nous le montrerons, une orientation très nette. Rappelons au passage – puisque Bernard Wittmann et Michel Krempper sont présentés comme des militants – qu’Alfred Wahl a été directeur régional de la campagne présidentielle de Jean-Pierre Chevènement en 2002. Que des biographes présentent leur objet d’étude avec une certaine sympathie, il n’y a pas là de quoi s’offusquer outre mesure et l’usage du terme de « réhabilitation » peut se comprendre lorsqu’il s’agit de délivrer des personnages historiques de la gangue de leur légende noire. Des historiens ont réhabilité, de la même manière, Napoléon III. Alfred Wahl ne méconnaît pas, d’ailleurs, la légende noire forgée autour de l’autonomisme alsacien par des « patriotes français », dont il reconnaît la « tendance aux falsifications des faits ». Quant aux « formulations violentes contre la France », on demande à juger sur pièce, en rappelant que l’historien n’a pas à ménager tel ou tel pays, fût-il le sien.
Il n’y a pas que la légende noire qui a conduit Bernard Wittmann et Michel Krempper – et avant eux Pierri Zind – à écrire sur l’autonomisme ; il y a aussi le trou noir, qui en procède. Alfred Wahl le constate : « il existe peu de travaux universitaires d’envergure englobant toute la question de l’autonomisme » (p. 7). Il en retient six : La vie politique en Alsace de 1918 à 1936 de François-Georges Dreyfus (1966), dont il reconnaît le « regard plutôt négatif » (!) ; Autonomie et politique en Alsace. La constitution de 1911 de Jean-Marie Mayeur (1970) ; Die elsass-lothringische Heimat- und Autonomiebewegung zwischen den beiden Weltkriegen de Karl-Heinz Rothenberger (1976), auquel il reproche toutefois son « regard plutôt positif » (et qu’il omet d’intégrer à la bibliographie) ; L’Alsace des notables 1870-1914 de François Igersheim (1981) ; Le parti catholique alsacien 1890-1939. Du Reichsland à la République jacobine de Christian Baechler (1982) ; Eugène Ricklin (1862-1935), un chef autonomiste alsacien d’Alexandre Berbett (2018), qui « a su trouver le ton juste » (p. 8), d’après Alfred Wahl, que nous approuvons en l’occurrence. Notons que sur ces six ouvrages, deux sont exclusivement consacrés à l’autonomisme d’avant 1914 et un seul – celui de Rothenberger – couvre intégralement l’histoire de l’autonomisme alsacien pendant l’entre-deux-guerres. La faiblesse de la production historique sur l’un des phénomènes majeurs de l’histoire de l’Alsace contemporaine n’est-il pas le signe qu’il y a un problème avec l’histoire de notre région ? Et que ce problème vient de l’université et pas de chez Yoran Embanner ?
Le livre d’Alfred Wahl constitue lui-même une preuve supplémentaire de cet état de fait. Il n’existerait pas si Bernard Wittmann et Michel Krempper n’avaient pas entrepris de combler le vide historiographique que nous venons de rappeler. Alfred Wahl voit dans leurs publications une stratégie de « conquête de l’hégémonie culturelle » (p. 7), laquelle serait quasiment atteinte, à le lire. Il convoque le philosophe italien Antonio Gramsci pour avertir que l’hégémonie culturelle annonce l’hégémonie politique[2]. Du coup, Alfred Wahl jette le doute sur ses propres intentions : recherche de la vérité historique par le professeur d’université émérite ou stratégie politique du vieux militant chevènementiste ? Quoi qu’il en soit, il fallait, de son point de vue, réagir rapidement… Donc écrire rapidement. C’est du moins l’impression que donne l’ouvrage, qui n’est pas avare de contradictions ni de répétitions, lesquelles finissent même par ressembler à du matraquage. Un autre indice qui plaide pour le caractère précipité de cette publication, c’est le cafouillage au niveau du titre : Les autonomismes alsaciens de 1871 à 1940 devient, sur la couverture, Les autonomistes en Alsace 1871-1939. Enfin, et c’est la grande faille de cet ouvrage, l’auteur n’a pas pris le temps de définir son sujet, comme on le remarque à la lecture de l’introduction.
Alfred Wahl a recherché dans le Larousse la définition de l’autonomisme, qu’il résume à ses lecteurs par « une revendication militante souvent d’inspiration régionaliste » (p. 10), en constatant qu’aucune précision n’est donnée quant à la nature de cette revendication. En fait, il a tronqué la définition du Larousse, qui est : « revendication militante de l'autonomie politique, souvent d'inspiration régionaliste ». Il suffit alors de chercher la définition d’autonomie : « Situation d'une collectivité, d'un organisme public dotés de pouvoirs et d'institutions leur permettant de gérer les affaires qui leur sont propres sans interférence du pouvoir central ». Cela aurait dispensé l’auteur de poser cette question insensée : « L’autonomisme ne serait-il qu’une forme de nationalisme qui viserait à acquérir la souveraineté totale pour une région ou alors s’accommoderait-il de certains arrangements de dépendance mutuelle, voire de subordination à l’Etat de tutelle ? » (p. 10). Aucune réponse n’est, d’ailleurs, apportée à cette interrogation. L’auteur part de l’idée qu’on ne peut définir l’autonomisme que par la négative. Il décrète que l’autonomisme n’est pas compatible avec le fédéralisme, en décrivant le fonctionnement d’un Etat fédéral et de ses unités régionales qui exercent le pouvoir dans certains domaines, comme l’éducation. Qu’est-ce donc si ce n’est pas l’autonomie ? Alfred Wahl a par contre raison en rappelant que l’autonomie et l’exercice d’un pouvoir décentralisé sont deux choses différentes ; mais le lecteur n’est pas plus avancé. On attendait une typologie classique distinguant indépendantisme, autonomisme et régionalisme ; or aucun de ces trois termes ne sera défini. Force est de constater qu’Alfred Wahl ne maîtrise pas ces concepts de base de la science politique.
Il en découle une erreur, l’erreur fondamentale d’une des grandes thèses de l’ouvrage, affirmée dès l’introduction : « l’Alsace a connu une réelle autonomie tout au long de la période allant de 1871 à 1940 », parce qu’elle « a toujours disposé d’un arsenal juridique propre et d’une organisation religieuse et scolaire particulière ». L’autonomie, c’est se doter soi-même d’un arsenal juridique propre et mettre en place une organisation religieuse et scolaire par l’exercice du pouvoir législatif dans le cadre d’un parlement régional. Or l’Alsace-Lorraine ne disposait d’un parlement régional exerçant des pouvoirs législatifs qu’entre 1877 et 1918 ; mais ni avant ni après. Bref, Alfred Wahl confond régime d’exception et autonomie. Le droit local ne peut en rien être assimilé à l’autonomie, puisque les Alsaciens ne le contrôlent pas, mais l’auteur martèlera le contraire tout au long des trois parties consacrées à l’entre-deux-guerres.
Avant la première partie, le lecteur est introduit à l’histoire de l’Alsace par un « survol historique ». On s’attend au pire en lisant dès l’introduction que l’alsacien est « une langue […] distincte de l’allemand » (p. 11). Et effectivement, on n’est pas déçu. Le survol démarre avec l’époque carolingienne, puisqu’ « on sait peu de choses incontestables » (p. 15) sur les périodes précédentes. Exit les Alamans, la chronique du pseudo-Frédégaire et le duché d’Alsace – qu’il ne faut certes pas mythifier, mais quand même ! – des Etichonides. Pas « d’entité politique incontestable » (p. 15) au Moyen Age, certes, pas de « véritable sentiment d’appartenance » (p. 15) non plus, on le sait, mais Alfred Wahl aurait quand même pu dire que l’Alsace existait bien comme entité géographique et qu’elle appartenait non seulement au Saint-Empire romain germanique mais aussi à cette Allemagne naissante glorifiée par le Sélestadien Wimpfeling à l’aube du XVIe siècle. On ne voit pas en quoi elle fut « de plus en plus mal intégré[e] dans l’Empire au début de la période moderne » (p. 16), dans laquelle Alfred Wahl cherche à repérer les prodromes de sa conquête future par la France. On y vient rapidement d’ailleurs, puisque l’auteur est un tenant de la théorie de l’invention de l’Alsace par Louis XIV, qui a « bien organisé » le territoire (p. 16) … sans détruire « les institutions traditionnelles » (p. 17), ce qui révèle une double contradiction : institutions traditionnelles, cela signifie une organisation antérieure ; maintien des institutions traditionnelles, cela relativise la réorganisation louis-quatorzienne. Pour la suite, nous suivons l’auteur, qui remarque avec raison que « le problème de la conscience nationale » (p. 17) se pose après la Révolution de 1789. On peut même qualifier sa réflexion d’intéressante, par exemple avec ce constat sur l’intégration des Alsaciens à la France sous Napoléon Ier : « On dispose surtout d’indices concernant les notables et très peu venant des populations [= classes populaires] rurales ou urbaines » (p. 18).
La première des quatre parties de l’ouvrage est consacrée à la période du Reichsland. Les parties sont toutes de longueur égale, à savoir une soixantaine de page, ce qui veut dire que les 47 premières années de la période étudiée font l’objet de seulement un quart du livre et que les trois quarts restants traitent des 21 années suivantes. L’autonomisme de l’époque du Reichsland, dirigé contre Berlin, intéresse donc moins Alfred Wahl, sans doute pour la raison que les parallèles avec la situation actuelle de l’Alsace sont moins évidents. Sans doute aussi parce qu’après le premier autonomisme des années 1870 et 1880, ce vocable n’a plus été employé, puisque toutes les nouvelles forces politiques régionales sont devenues autonomistes. Cela, l’auteur le montre… tout en insistant sur la division de ces forces. Alfred Wahl commence par une analyse très intéressante de l’opinion alsacienne en 1871, qui comprend l’histoire de l’apparition du mot « autonomie » (p. 24) ainsi que l’étude des dessous confessionnels – dont il est un spécialiste reconnu – de l’affrontement électoral entre autonomistes et protestataires. Il note au sujet des élections législatives de 1877 qu’ « il est impossible de connaître [la] préférence nationale » de l’électorat catholique protestataire (p. 32), qui se contente de suivre les consignes du clergé. Puis on bute sur une démonstration bancale : Wahl voit dans la non introduction en Alsace-Lorraine des lois sociales de Bismarck par le Statthalter von Manteuffel « une forme d’autonomisme […] contraire à l’intérêt des salariés ; un autonomisme au seul bénéfice du patronat » (p. 35). Or, une décision prise par le gouverneur non élu d’un territoire ne peut en rien être assimilée à l’autonomisme. On lit ensuite que l’autonomisme tout comme la protestation « connurent un recul ou du moins une stagnation sous Manteuffel » au bénéfice des « catholiques » et des « notables », qui « revendiquaient mollement une évolution du statut constitutionnel du Reichsland » (p. 35). Le propos est pour le moins confus : il en ressort plutôt que les revendications autonomistes se généralisent. Cependant, « on sait toujours peu des sentiments des milieux populaires ruraux et urbains sur les questions institutionnelles, pour le cas où ils auraient été intéressés par la thématique » (p. 36).
Après le tournant de 1887 (réveil de la protestation, sanctions de Bismarck), on entre dans la décennie 1890, avec ses mutations économiques, sociales, politiques mais aussi culturelles : « Un courant de repli sur le passé […] fit son apparition » (p. 39). La thèse de l’auteur est que « cette forme de courant réactionnaire […] eut une interaction évidente avec la quête de l’autonomisme » (p. 39). Nous y reviendrons. Avant de développer cette idée, l’auteur entreprend de démontrer que « l’autonomie ne fut pas positive pour toutes les catégories de la population » (p. 41). L’autonomie aurait repoussé de nombreuses années l’introduction du code du travail allemand, plus favorable aux salariés que celui hérité de la France. Elle aurait aussi empêché, en 1890, l’adoption de l’impôt progressif sur le revenu, l’assemblée d’Alsace-Lorraine (appelée Landesausschuss ou Délégation), consultée sur la question, l’ayant rejeté. Or, le décalage avec le reste de l’Allemagne sur ces questions ne peut pas être attribué à l’autonomie, puisqu’à l’exception de l’Alsace-Lorraine, l’Allemagne était constituée d’Etats confédérés beaucoup plus autonomes que le Reichsland. Par ailleurs, dans le rejet de l’impôt progressif sur le revenu, ce n’est pas l’autonomie qui est en cause mais la non-représentativité de l’assemblée régionale, alors composée de 58 membres élus au suffrage indirect : « 34 étaient élus par les conseillers généraux, 4 par les conseillers municipaux des 4 grandes villes [Strasbourg, Mulhouse, Metz et Colmar] et 20 par ceux des autres communes à raison d’au moins un grand électeur par commune » (p 34). Il s’agissait donc d’une assemblée de notables, concédée par Berlin, qui voulait maintenir une surveillance serrée sur le Reichsland. On en déduit que ce n’est pas l’autonomie mais, au contraire, le manque d’autonomie qui fut la cause des décisions prises au profit des plus riches pointées du doigt par Alfred Wahl.
L’auteur passe ensuite en revue les différentes forces politiques qui se constituent dans les années 1890 : le parti socialiste est décrit comme « indifférent à la question du statut constitutionnel » mais « il finira par l’aborder et prendra position » (p. 43) ; les catholiques deviennent un véritable parti, avec un « programme autonomiste » (p. 44), qui va « disposer de moyens pour contester la domination des notables traditionnels cramponnés à leur pouvoir au Landesausschuss et aussi à son mode d’élection » (p. 44) ; les libéraux, divisés en deux courants, « se divisèrent sur la question du problème constitutionnel » (p. 44) mais l’auteur ne précise pas encore les raisons de cette division. Il voit un lien entre la reprise des revendications autonomistes et le « mouvement culturel régionaliste » de « repli sur le passé et sur la région » (p. 44). Il vise le cercle de Saint-Léonard (p. 46) et décèle, derrière son exaltation de l’alsacianité, « un moyen politique pour les notables traditionnels de conserver leur pouvoir » (p. 47) face « aux dirigeants des partis modernes, qu’il s’agisse des socialistes ou même du Zentrum, dont les nouveaux dirigeants ont eux aussi une mentalité moderne pour mener l’action politique » (p. 47). Or, ces catholiques du Zentrum portent eux-aussi un programme autonomiste, comme on vient de le lire, ce qui contrecarre sa démonstration. Les débats autour de la revendication d’une autonomie plus large pour l’Alsace-Lorraine se ravivent au tournant du siècle : « Les partis politiques devinrent désormais les acteurs principaux dans la question constitutionnelle, au détriment du Landesausschuss, qui avait toujours siégé en évitant les débats politiques et les revendications » (p. 51)[3], ce qui contredit à nouveau la thèse de l’autonomisme passéiste des notables traditionnels.
Au début du XXe siècle, « un courant fit son apparition qui visait à préserver les liens avec la France dans le domaine de la langue et de la culture en général » et qui « sera qualifié de nationaliste » (p. 53). Alfred Wahl précise encore qu’ « ils partageaient le même objectif que les partis classiques : l’évolution constitutionnelle du Reichsland » vers davantage d’autonomie (p. 54). Ce sont ces nationalistes qui sont les autonomistes passéistes de l’auteur. Tandis que ces derniers émergent, surtout au Landesausschuss, le projet de constitution suit son cours tortueux. Les positions des différents partis sont observées et analysées jusqu’au vote de la loi constitutionnelle par le Reichstag en mai 1911. Alfred Wahl replace à raison le débat – qui a beaucoup porté sur le mode d’élection du parlement à créer – dans le contexte politique allemand de l’époque : le suffrage universel (masculin), adopté par le Bade en 1904 et le Wurtemberg en 1906, n’était pas encore en vigueur en 1911 pour l’élection du parlement prussien. Plusieurs acteurs alsaciens du débat avaient aussi pris position dans cette perspective, à l’instar de René Schickele, complètement intégré dans l’Allemagne de l’époque, qu’il voulait libérer du « prussianisme réactionnaire » (p. 64). Il « préconisait […] l’instauration d’une démocratie en Alsace » (p. 64), relève Alfred Wahl, qui le décrivait quelques pages auparavant comme n’étant « pas un autonomiste très engagé » (p. 61). On en arrive à l’examen de la constitution de 1911, sur laquelle différents avis sont cités, qui diffèrent suivant que leur auteur voit le verre à moitié vide ou à moitié plein. Alfred Wahl dresse l’étrange constat qu’ « il fut impossible de constituer une force unie en faveur de l’autonomisme » lors des élections pour le Landtag (p. 67). C’est que toutes les forces politiques régionales étaient en faveur de l’autonomisme : une union aurait signifié la constitution d’un parti unique ! L’auteur manque décidément de clarté. Il écrit plus loin que l’autonomie était « très relative » (p. 72), puis que « le Reichsland ne jouissait pas de l’autonomie » (p. 73). Il faudrait savoir !
On passe à la Première Guerre mondiale. Alfred Wahl insiste, avec raison, sur le « patriotisme allemand » d’Eugène Ricklin (p. 76), le président de la chambre basse du Landtag (celle élue au suffrage universel) ; il aurait pu, pour donner une vision moins monolithique et finalement caricaturale du personnage, préciser également qu’Eugène Ricklin a fait l’objet d’une enquête pour « sentiments anti-allemands » et a subi, en tant que médecin militaire, une mutation disciplinaire. On suit les évolutions politiques, pertinemment mises en regard de la situation de l’opinion. On apprend, entre autres, des choses intéressantes sur un Elsässer Bund, constitué en juillet 1918 pour diffuser « des tracts favorables au Reich » (p. 81), preuve qu’ « il existait en Alsace un courant animé d’une forte volonté de demeurer dans le giron de l’Allemagne » (p. 81).
Passons à la deuxième partie de l’ouvrage, « les temps du malaise (1918-1924) ». Alfred Wahl commence par un tour d’horizon des autres mouvements autonomistes dans la France de l’entre-deux-guerres. Les présentations sont très succinctes et on comprend vite, à leur formulation, que ces résumés ne sont pas honnêtes. Ainsi pour l’autonomisme corse : « il fut question de race corse » ; « les autonomistes rendirent d’abord la France responsable de tous les maux » ; « d’autres mouvements coexistaient, dont l’un partageait l’idéologie réactionnaire d’ordre moral, l’autre […] prônait l’antisémitisme » ; « certains militants dérivèrent vers le nazisme » (p. 96). Même chose pour l’autonomisme breton : racisme, antisémitisme, nazisme. L’autonomisme flamand semble avoir échappé à cette triade. Avant même d’avoir abordé l’autonomisme alsacien d’entre-deux-guerres, l’auteur est déjà capable « d’esquisser quelques traits communs à tous et que l’on pourrait retrouver en Alsace » (p. 97) : apparition après la Grande Guerre, apogée entre 1924 et 1932, puis « radicalisation » et « influence du nazisme et de l’extrémisme de droite en général » (p. 97) ; recrutement des chefs de ces mouvements parmi les victimes de la modernisation. Le lecteur est prévenu ! Voyons quand même si les assertions d’Alfred Wahl concernant l’Alsace reposent sur des preuves solides.
« 1918 : les bases de l’incompréhension ». Elles reposent sur les idées fausses que les Français s’étaient faites sur les Alsaciens et réciproquement, explique l’auteur. Les Français rêvaient au retour des « provinces perdues », dont la population serait restée fidèle au souvenir de la France. « L’image caricaturale de l’Alsace fut d’ailleurs confortée par les dessins de Hansi […] et ne correspondait pas à toute la réalité locale » (p. 101), écrit Alfred Wahl, qu’il convient de corriger : elle ne correspondait pas du tout à la réalité locale. L’auteur en arrive à la conclusion suivante : « Le choc des incompréhensions était inévitable » (p. 102). « Et pourtant, nombre d’auteurs alsaciens engagés ont abordé la question en partant de l’idée, fausse, que les Français venus en Alsace connaissaient suffisamment le pays et ses habitants pour se comporter avec prudence et tact » (p. 102). Les Français ne seraient donc pas coupables, mais victimes de leurs illusions… créées et entretenues par qui ?[4] Le même couplet sur la prise en compte des « systèmes de représentation de l’époque » (p. 106) sera répété à maintes reprises. On n’adhèrera pas à ce raisonnement déresponsabilisant et cela d’autant moins qu’Alfred Wahl indique lui-même, par ailleurs, que « quelques rares auteurs ont fait part de leurs doutes à propos des jugements véhiculés » (p. 101). Que ne les a-t-on écoutés ? Par ailleurs, puisque l’auteur insiste sur la prise en compte des systèmes de représentation de l’époque, il faut qu’il relise cette phrase : « Lorsque les auteurs d’aujourd’hui accusent la France de l’époque d’avoir procédé à une épuration ethnique, ils veulent parler des départs ou des expulsions d’Allemands, ces derniers sont ainsi censés avoir appartenu à une autre ethnie »[5] (p. 112). Il était tout à fait clair, pour les Français de cette époque, que les Allemands appartenaient à une autre ethnie que les Alsaciens… croyance dont Alfred Wahl lui-même n’est pas entièrement libéré (il répètera, page 119, que l’alsacien est distinct de l’allemand). Le plus troublant, c’est qu’on lit quelques lignes plus loin, au sujet du sort cruel réservé à beaucoup de couples mixtes alsaciens-allemands : « Il y avait dans ce cas quelque chose qui s’apparentait à de l’épuration » (p. 113). Autre originalité de l’auteur : il emploie, pour parler de la prise de contrôle de l’Alsace par les troupes françaises en novembre 1918, le terme de « désannexion » (p.105). En somme, le retour de la France représenterait le retour à une situation normale interrompue par l’ « annexion » alors que l’Alsace-Lorraine avait été cédée en bonne et due forme par la France en vertu du traité de Francfort. Si l’emploi du terme d’ « annexion » se fait encore parfois innocemment, par force d’habitude, l’emploi du terme de « désannexion » est idéologiquement marqué.
Les problèmes qui marquent les débuts de l’Alsace française ne sont pas masqués mais systématiquement présentés comme des données inévitables, comme si le gouvernement français n’avait pas eu d’autres options que l’assimilation. La déception des Alsaciens s’expliquerait également par la naïveté : « Les Alsaciens avaient sans doute imaginé et espéré voir arriver des militaires et des fonctionnaires dépourvus de passion alors qu’on sortait d’une guerre sanglante » (p. 123). Au final, les fonctionnaires français auraient fait ce qu’ils ont pu et ne se seraient pas si mal débrouillés : « l’image caricaturale qui en est donnée dans beaucoup de publications est très sévère et il est aujourd’hui impossible, sans doute, de mener une étude sur ce personnel » (p. 124). Pourquoi impossible ? On étudie bien les Vieux-Allemands ; une étude sur les Français de l’intérieur en Alsace dans l’entre-deux-guerres est tout à fait envisageable. Que la recherche universitaire ne veuille pas s’en saisir est une autre histoire. Notons qu’Alfred Wahl avait auparavant mentionné Hansi sans s’émouvoir de l’image caricaturale qu’il donnait des fonctionnaires originaires de Vieille-Allemagne. Après avoir abordé longuement la question de la langue, l’auteur traite plus rapidement celle du statut religieux, puis arrive à la recomposition du paysage politique alsacien. On commence avec le parti catholique bientôt baptisé Union populaire et républicaine d’Alsace (UPR) et à la rédaction de son premier programme. Deux tendances s’affrontent déjà : celle du docteur Pfleger, qui accepte la République une et indivisible mais souhaite voir « la mise en place de régions dans l’ensemble du territoire » (p. 127) et celle de l’abbé Haegy et de Jean Keppi, soi-disant « hostile à la France », sans que l’auteur apporte plus de précision. Le flou conceptuel est total : le projet de Pfleger, qui est clairement régionaliste, est qualifié de « projet particulariste ou autonomiste, même modéré » (p. 127), tandis que le programme finalement adopté, revendiquant « l’instauration d’un conseil régional élu qui déciderait pour tout ce qui concernait les cultes et tout le secteur de l’enseignement » (p. 128), n’est pas présenté comme autonomiste mais comme « un véritable programme régionaliste » (p. 128). Sont ensuite brièvement présentées les positions des libéraux de droite et de gauche et celles du parti socialiste.
Alfred Wahl voit dès le début des années 1920 se structurer une « opposition à la France » (p. 133). Son inspirateur serait l’abbé Haegy. On constate à cette occasion que l’auteur, tant attaché à la prise en compte du contexte quand il s’agit de la politique de la France, use d’expressions actuelles connotées très négativement pour présenter le personnage, partisan d’une société « théocratique » (p. 133) et « communautariste » (p. 134). « Pour lui, l’autonomie n’était qu’un moyen » (p. 135). Que l’autonomie ne soit pas une fin en soi, quelle révélation ! Dans la « formation des oppositions à la France », Alfred Wahl en arrive à Camille Dahlet qui a rapidement rédigé « des articles dénonçant les défauts de l’acticité administrative des Français » (p. 137). Qu’en déduit l’auteur ? « En résumé, Dahlet fut très tôt un régionaliste ou un autonomiste » (p. 137). Régionaliste ou autonomiste ? Il tranche trois lignes plus loin : « il embrassa la cause autonomiste avec pour objectif quasi unique la défense de la langue allemande » (p. 137). On navigue dans la confusion conceptuelle totale. Alfred Wahl analyse plus loin une brochure éditée en 1923 par Klaus Zorn von Bulach : « Il préconisait l’autonomie avec un gouvernement propre, un parlement et un budget pour l’Alsace. Il ne s’agissait en fait pas d’autonomie, mais bien d’indépendance ou de séparatisme » (p. 142). Non ! Le programme décrit est bien un programme autonomiste. Alfred Wahl présente bientôt Charles Hueber, qui « laissa apparaître dès le début ses tendances antifrançaises » (p. 143). La preuve ? « Il protesta contre l’introduction de la langue française en Alsace. Puis exigea la parité pour l’allemand » (p. 143). Quelle maîtrise dans l’art du raccourci !
Nouvelle énormité – elle a déjà été annoncée au début du livre : étant donné que les statuts religieux et scolaires ont été conservés ainsi que « bien d’autres lois héritées du Reich, il apparaît que l’Alsace bénéficiait dans les faits d’un véritable statut d’autonomie » (p. 147)[6]. On a déjà expliqué en quoi cette affirmation était ridicule et elle l’est d’autant plus depuis qu’on a lu, entre-temps, que la constitution de 1911 ne conférait pas à l’Alsace-Lorraine une véritable autonomie. Reste un dernier aspect de la question à étudier pour la période 1918-1924, à savoir « le rôle […] des Allemands et des Alsaciens-Lorrains repliés dans le Reich » (p. 147). Alfred Wahl distingue deux phases : les actions menées avant 1924 seraient des « actions irrédentes […] accompagnées de propagande pour la préservation de la culture allemande en Alsace » (p. 148), quand les actions postérieures seraient « centrées sur l’aide aux actions des autonomistes, en particulier sur le plan financier » (p. 148). Robert Ernst apparaît comme le personnage central. Alfred Wahl relève la tonalité « ethniciste » du premier numéro de ses Heimatstimmen (p. 151). Il y est question de « propagande antifrançaise » et de « voyages de propagande d’Alsaciens vers leur ancienne patrie » (p. 151). On s’étonne, au passage, qu’il ne soit nulle part question de propagande française dans cet ouvrage, ni avant 1918 ni après. Alfred Wahl évoque naturellement le trio neutraliste Ley-Muth-Rapp, en expliquant tout à fait sérieusement que leur « Comité exécutif de la République d’Alsace-Lorraine libre […] avait pour objectif l’organisation d’un plébiscite pour le pays opprimé et, au-delà, l’autonomie » (p. 152). La partie s’achève cependant sur une notre positive, avec une intéressante analyse confessionnelle du scrutin législatif de 1924.
La troisième partie de l’ouvrage s’intitule « autonomisme et séparatisme (1924-1929) ». On y aura droit à un beau mélange, étant donné que l’auteur est convaincu que les autonomistes sont des séparatistes masqués. Il cite, à l’appui de sa thèse, des propos qu’aurait tenus l’abbé Gromer, dirigeant de l’UPR de Haguenau, dans une réunion politique à la fin de l’été 1924 : « Le plébiscite s’impose et nous ne resterons Français que si la chose est possible, c’est-à-dire si on ne touche pas au statut religieux. S’il devait en être autrement, nous nous séparerions de la France et demanderions l’intervention de la SDN ou des pays neutres pour notre autonomie » (p. 170). Il est vrai que le terme d’autonomie prête ici à confusion mais les paroles ont-elles été fidèlement retranscrites dans le rapport de police qui en fait état ? L’auteur a raison de préciser, lorsqu’il conclut qu’autonomie signifie ici séparation, que ces paroles n’ont peut-être jamais été prononcées ainsi. Rappelons que lui-même ne comprend pas la notion d’autonomie, puisqu’il assimile à nouveau, quelques lignes plus loin, le statut religieux spécifique de l’Alsace à « un statut d’autonomie » (p. 171). On arrêtera, à partir de maintenant, de relever cette erreur tant elle est récurrente.
Le passage concernant l’abbé Gromer s’inscrit dans l’histoire de la réaction catholique au projet d’introduction des lois laïques en Alsace et en Moselle. Alfred Wahl oppose, avec pertinence, « deux conceptions du monde » (p. 167) : celle des autonomistes catholiques et celle du gouvernement de gauche issu des élections de 1924. Moins pertinent est le choix des mots pour les présenter : d’un côté le « traditionalisme » ou « fondamentalisme catholique » (p. 168), de l’autre l’Etat porteur des « valeurs modernes, issues de la Révolution : liberté, droits de l’homme et notamment liberté de conscience » (p. 168). Il convient de préciser que le « traditionalisme » signifie ici la volonté de conserver les traditions et ne renvoie pas au catholicisme traditionaliste contemporain né du rejet du concile de Vatican II (1962-1965) : l’UPR était le parti de la masse catholique alsacienne. Le terme de « fondamentalisme » (« tendance de certains adeptes d'une religion quelconque à revenir à ce qu'ils considèrent comme fondamental, originel », d’après le Larousse) ne s’applique quant à lui en rien au catholicisme politique alsacien de l’entre-deux-guerres. L’emploi de deux termes aujourd’hui très connotés montre clairement l’intention de l’auteur de donner de l’UPR l’image d’un parti extrémiste. L’attention portée au contexte, si prégnante dans le récit des événements de 1918-1919, fait ici totalement défaut[7]. On fait également croire, en n’évoquant nulle part l’importance du catholicisme social, pourtant très affirmé dans le programme de l’UPR, que les dirigeants de ce parti sont restés indifférents aux évolutions de la société engendrées par la révolution industrielle. L’UPR est social-conservatrice, pas réactionnaire. En outre, le rejet des droits de l’homme par l’UPR reste à prouver. Alfred Wahl cite l’exemple d’un prêtre de Colmar qui a retiré le texte de la Déclaration des droits de l’homme du mur d’une salle de classe. « Quoi de plus emblématique ? », demande l’auteur (p. 168). Mais on sait, grâce à l’article de Jean-Claude Streicher dans ce même numéro des Cahiers Joseph Rossé, que la condamnation de l’antisémitisme par Joseph Rossé dans une tribune de 1938 reposait à la fois sur le christianisme et sur les droits de l’homme, expressément mentionnés. Alfred Wahl présente encore un catholicisme à contre-courant de l’histoire lorsqu’il cite l’évêque de Strasbourg qualifiant les membres du cartel de gauches de « nouveaux barbares », expression relevant, d’après lui, « d’un vocabulaire d’un autre âge, même pour l’époque » (p. 170). On s’inscrit là en faux, puisque la propagande française durant la Première Guerre mondiale était fondée sur la dénonciation de la « barbarie allemande ».
« Les dirigeants catholiques […] récusaient le pouvoir de l’Etat sur l’école » (p. 168) : l’affirmation d’Alfred Wahl doit, au minimum, être reformulée. Les dirigeants catholiques acceptaient très bien le pouvoir de l’Etat sur l’école, tant que cette dernière était confessionnelle. Ils ne remettaient pas non plus en question la formation des instituteurs et institutrices par l’Etat, dans des écoles normales confessionnelles. Les revendications catholiques de 1924 ne portaient donc pas sur le désengagement de l’Etat du domaine de l’enseignement mais sur le maintien d’un enseignement catholique garanti par l’Etat[8]. Les catholiques étaient-ils seuls ? A propos de la mobilisation de 1924-1925, Alfred Wahl ajoute une « précision capitale » : « Cette mobilisation ne visait et ne touchera que le peuple catholique et surtout rural, donc en aucune façon le peuple alsacien dans son ensemble, comme le clament alors les acteurs et la presse catholique, ainsi que des auteurs d’aujourd’hui » (p. 169). L’opposition des Eglises protestantes est analysée comme une opposition sur la « méthode » car les protestants reconnaissaient « les droits de l’Etat moderne sur l’école » (p. 169), une formule extraite de la protestation envoyée au gouvernement par les Eglises luthérienne et réformée, qu’Alfred Wahl a jugé significatif de citer pour montrer « le fossé entre les autorités protestantes et les catholiques » (p. 169). L’auteur signale quand même que certains pasteurs, « à la fois orthodoxes et conservateurs mais surtout très germanophiles », ont suivi le mouvement. La majorité catholique plus une partie de la minorité protestante, ça commence quand même à ressembler au peuple alsacien…
Alfred Wahl relate une autre mobilisation des catholiques, contre les écoles interconfessionnelles projetées par plusieurs municipalités alsaciennes. Il souligne que « l’offensive en faveur de l’école interconfessionnelle avait eu une origine locale » (p. 175) et il a raison de le faire. Mais il exagère en disant que « cette offensive fut directement responsable de la constitution du vaste mouvement de nature autonomiste qui va naître, dirigé contre Paris » (p. 176). On sait que plusieurs facteurs se conjuguent dans la naissance de l’autonomisme alsacien de l’entre-deux-guerres et l’ « offensive » de certaines villes alsaciennes en faveur de l’interconfessionalité (qui n’est pas la laïcité, quoiqu’en dise l’auteur à la page 173) ne doit pas faire oublier l’offensive concomitante du gouvernement français, en contradiction avec la fameuse promesse de respecter « les traditions, les convictions, les mœurs des Alsaciens » faite par Joffre à Thann en 1914. Pour Wahl, le « gouvernement français fut accusé, à tort, de parjure » (p. 171) : ni Joffre, ni Poincaré après lui n’avaient « de légitimité pour formuler cette promesse » (p. 171) … qui n’a cependant pas été démentie par le gouvernement et a bien servi la propagande française.
On en arrive à la « genèse de l’autonomisme » où un premier développement sur les « lendemains de la guerre scolaire » permet surtout à l’auteur de répéter ses conclusions du chapitre précédent. En lisant le récit de la naissance de la Zukunft (1925), on découvre que les membres de l’équipe rédactionnelle, entre autres Rossé, étaient des séparatistes qui n’osaient pas « aller au bout de leurs idées » (p. 182), qu’Alfred Wahl aurait, par magie, percées à jour. Lorsque la Zukunft brandit la menace de l’autodétermination en guise de chantage pour obtenir de la France l’arrêt de l’assimilation, elle devient séparatiste aux yeux d’Alfred Wahl ; le jugement contraire de l’historien Karl-Heinz Rothenberger – qui « juge que l’attitude de la Zukunft était […] loyale à l’égard de la France » – ne lui semble « guère pertinent » (p. 184). Il lui paraît important de rappeler dans la foulée que l’historien n’a pas à juger les séparatistes, dont les opinions sont légitimes au regard de l’histoire. Cinq pages plus loin, traitant de la structuration des forces politiques autonomistes, il décrit le parti radical comme « une formation gravement atteinte par la propagande de la Zukunft » (p. 189), métaphoriquement assimilée à une maladie ! Alfred Wahl évoque un projet du Vatican de fonder un Etat catholique rhénan intégrant l’Alsace-Lorraine. Il oublie de préciser qui finance les séparatistes de Rhénanie… On se dirige, avec la fondation du Heimatbund en 1926, « vers le séparatisme » (p. 191) alors qu’à suivre Alfred Wahl, on pensait déjà y être avec la Zukunft. L’absence de compréhension du concept pourtant simple d’autonomie conduit l’auteur à affirmer : « En réalité, ceux des signataires [du manifeste du Heimatbund] que l’on désigne communément et à tort comme des autonomistes sont des partisans du séparatisme » (p. 195). Il y aurait tellement de choses à relever ! On se contentera ici de s’étonner de la présentation quasi irénique du Blutige Sonntag. En 1927, « le gouvernement ne pouvait plus rester inerte » (p. 222), estime Alfred Wahl, avant son développement sur « la répression ». En 1928, ce sont les élections législatives où on découvre, avec surprise et sans explication, que Joseph Rossé « se trouvait déjà très marginalisé » au sein de l’UPR (p. 225). Encore une fois, les analyses de l’auteur redeviennent intéressantes quand elles portent sur les comportements électoraux des groupes confessionnels. 1928, c’est aussi le procès de Colmar : l’auteur divise les accusés en deux groupes : ceux qui affichent leurs idées séparatistes et ceux qui les dissimulent. L’auteur part donc du point de vue de l’accusation et ne s’en départira pas. Un commentaire de son récit orienté n’est pas nécessaire : on a compris l’idée.
Quatrième et dernière partie : « modération des autonomistes, activisme des séparatistes nazis (1929-1940) ». Etant donné que pour Wahl, autonomisme = séparatisme, les choses s’annoncent compliquées. On le comprend dès la première phrase : « Les activités autonomistes et séparatistes reprirent bientôt » (p. 239). L’auteur s’interroge sur le cas de Karl Roos, à la lecture d’une lettre envoyée à Robert Ernst : indépendantiste ou partisan d’un rattachement à l’Allemagne ? Il constate que l’évêque de Strasbourg n’a pas réussi à convaincre l’UPR de renoncer à son cours autonomiste : une preuve que les dirigeants du parti catholique ne sont pas si « traditionalistes » que cela, puisqu’ils n’hésitent pas à s’émanciper des autorités spirituelles. Les élections cantonales de 1928 sont les premières depuis la structuration des forces autonomistes. Les autonomistes de la Landespartei, de la Fortschrittspartei, du parti communiste et de l’UPR s’y présentent unis. L’alliance autonomiste enlève 12 sièges sur les 35 renouvelés dans le Bas-Rhin et 11 sur 26 dans le Haut-Rhin (« dont les autonomistes ou séparatistes Rossé et Sturmel », p. 240). Alfred Wahl retient de cette poussée que les autonomistes ne sont pas majoritaires. Il remarque : « Quelques mois après le procès de Colmar, l’électorat avait choisi de voter majoritairement pour les candidats nationaux » et émet l’hypothèse que « la majorité des Alsaciens avait voulu manifester son attachement à la France » (p. 240). Aux élections partielles de 1929, l’analyse du vote confessionnel fait dire à Alfred Wahl que René Hauss, « le séparatiste de la Landespartei » (p. 243), « n’était pas l’élu de l’autonomisme, mais celui des catholiques de l’UPR » (p. 244) … mais ces catholiques n’ont pas été rebutés par le programme autonomiste de Hauss, sinon ils auraient voté pour son concurrent de l’APNA, l’abbé Hansser.
Alfred Wahl relate le succès des autonomistes aux élections municipales de 1929 à Strasbourg et à Colmar. « Les répercussions furent considérables, d’autant qu’il ne s’agissait pas de simples Heimatrechtler […] mais très majoritairement de séparatistes » (p. 245), estime-t-il, en vertu d’un raisonnement dont nous avons déjà montré en quoi il était biaisé. Il relativise cependant le succès des autonomistes à ces élections puisque « dans les villes moyennes ou petites du Bas-Rhin, les nationaux l’emportèrent, sauf par exemple [sic] à Sélestat et Haguenau » (p. 245) ; excusez du peu ! L’intervention de Joseph Rossé au Katholikentag de Fribourg-en-Brisgau en août 1929 fait l’objet d’un développement aussi long que celui consacré aux élections municipales. Pour Alfred Wahl, il s’agissait d’une manifestation politique visant à « faire voir que l’Allemagne catholique existait aussi en dehors de ses frontières du moment » (p. 245). Joseph Rossé y a pourtant déclaré sa loyauté envers la France, en raison du principe chrétien de soumission aux autorités temporelles. Alfred Wahl considère que cette justification cache mal des penchants séparatistes. Il aurait donc dû dire « J’aime la France » comme l’abbé Haegy au procès contre Helsey en 1927 (p. 218) ? On peut comprendre la déclaration de Joseph Rossé devant ses anciens compatriotes et camarades de combat en 1914-1918 comme une preuve de tact. Victoire des nationaux de l’APNA à l’élection cantonale partielle de Rouffach et au scrutin législatif complémentaire de Ribeauvillé. Alfred Wahl remarque que « ce n’est pas la population francophone de la circonscription, peu nombreuse, qui put faire la différence » (p. 247). Pas d’analyse confessionnelle cette fois-ci : on n’en saura pas plus sur ces scrutins. En janvier 1929, la direction des Cultes à Paris refuse la mutation d’un pasteur, signataire du Heimatbund, donc « autonomiste radical et probablement séparatiste » (p. 250) d’après Alfred Wahl, qui rappelle que l’Etat en a tout à fait le droit. La question, naturellement, n’est pas là. Il paraîtrait, d’après « la presse francophile », que certains pasteurs du nord-ouest de l’Alsace « demandaient à leurs fidèles et surtout à leurs enfants de parler en allemand et non pas en alsacien » (p. 250). S’il s’agit d’une rumeur, elle « n’était peut-être pas très éloignée de la réalité », estime Alfred Wahl (p. 250), appliquant à la recherche historique le principe « il n’y a pas de fumée sans feu ».
En ce début de décennie 1930, « les séparatistes de la Landespartei » ne prennent plus « la précaution de faire allégeance formelle à la France comme Ricklin à propos du Manifeste du Heimatbund » (p. 251). On croyait, à lire Alfred Wahl, que c’était fait depuis longtemps, au moins depuis le procès de Colmar. Quand on sait que l’auteur considère comme séparatiste un tract circulant en 1931 à l’université de Strasbourg pour appeler « à un retour à la langue allemande » (p. 251), on se souvient qu’il ne faut pas accorder trop de crédit à ses assertions sur ce point. Alfred Wahl prétend ne pas pouvoir apprécier l’évolution des voix autonomistes entre les élections législatives de 1928 et celles de 1932 : « tout dépend si l’on continue ou non de classer Rossé et Sturmel comme des candidats UPR » (p. 255). Bien sûr qu’ils sont des candidats UPR ! Avec l’accession d’Hitler au pouvoir en 1933, l’auteur pose la question de l’influence du nazisme sur la Landespartei. « La Landespartei était en bonne voie pour devenir un parti nazi alsacien. Schall était déjà un nazi » (p. 259). La preuve : « Ne se rendait-il pas régulièrement en Allemagne et ne recevait-il pas des Allemands à son bureau de rédacteur ? » (p. 259). L’insistance du parti à demander la priorité de la langue allemande serait également une preuve des orientations nazies de la Landespartei. Alfred Wahl voit tout de même un point différenciant la Landespartei de la NSDAP : le rejet de la politique antireligieuse des nazis par certains dirigeants de la Landespartei. Joseph Rossé aurait considéré que le nazisme « comportait des aspects positifs » (p. 262) et son journal, l’Elsässer Kurier, aurait déclaré « adhérer aux fondements du nazisme » (p. 262) suite à la signature du concordat de juillet 1933 entre le Saint-Siège et l’Allemagne. Ces affirmations reposent visiblement sur des textes qu’on aurait aimé lire plutôt qu’une analyse très sommaire. On sait que suite à la remilitarisation de la Rhénanie par Hitler en 1936, Rossé proclamera : « L’Alsace est prête à marcher pour une guerre préventive ». On sait qu’il s’est élevé contre l’antisémitisme et notamment contre la politique antisémite des nazis, en 1938. Cette même année, Rossé écrira aussi : « En tant que démocrates et défenseurs des droits [!] et de la dignité de l’homme, nous sommes plus fermement hostiles au national-socialisme et à sa politique que les communistes et les socialistes. Mais cela ne peut nous empêcher de réclamer une politique d’entente avec l’Allemagne ». Mais tout cela, on ne le trouvera pas dans le livre d’Alfred Wahl pour qui Joseph Rossé est, à partir de 1933, « un partisan d’un régime d’extrême-droite » (p. 262).
En 1934, le député Michel Walter, chef de l’UPR, dépose une proposition de loi : « A la tête de la Région Alsace unifiée, le gouvernement nommerait un administrateur […] qui remplacerait les préfets. […] Un conseil régional élu serait doté de divers pouvoirs locaux. […] le projet prévoyait que l’assemblée régionale devrait être consultée avant toute législation nationale concernant les questions spécifiques à l’Alsace » (p. 266). La région disposerait donc d’un pouvoir législatif, ce qui fait de ce projet un projet… autonomiste ; mais Alfred Wahl parle ici de « régionalisation » (p. 266). Au vu de ce projet, on ne peut pas non plus reprocher à Karl-Heinz Rothenberger de compter Michel Walter parmi les Heimatrechtler : pour Alfred Wahl, l’historien allemand cherche ainsi à « minorer la défaite des autonomistes proches des nazis » aux élections cantonales de 1934 (p. 268). On ne s’étonnera pas de lire que la Jungmannschaft, mouvement de jeunesse issu puis séparé de la Landespartei, présentait « les caractéristiques d’un mouvement nazi » (p. 273), car la ressemblance est indéniable, même si elle n’est pas parfaite. On est cependant toujours aussi atterré de voir la Jung-Volkspartei, mouvement de jeunesse de l’UPR, classée comme une organisation d’extrême-droite au motif que les jeunes criaient « vive Rossé » pendant les défilés. Les foules qui acclamaient Blum en 1936 étaient-elles aussi d’extrême-droite ? Alfred Wahl est vivement invité à lire mon article sur Jung-Elsass, le mensuel de la Jung-Volkspartei, paru dans le premier numéro des Cahiers Joseph Rossé. Finalement, l’autonomisme aurait été « supplanté par les nazis alsaciens » (p. 277). On évoquait Léon Blum à l’instant ; Alfred Wahl relate l’opposition qu’a suscité en Alsace le projet de réforme scolaire du Front populaire qu’on peut résumer ainsi : prolongation d’une année de la scolarité obligatoire ou renonciation à l’enseignement de l’allemand et de la religion. Michel Walter s’en est pris au gouvernement, lit-on. Le même Michel Walter qui, trois pages auparavant, n’avait « plus rien de commun » avec Joseph Rossé (p. 279) ? Quand on lit bientôt que « Sturmel, Rossé, Keppi ou Gromer […] n’exprimaient pas ouvertement leur objectif [séparatiste] réel et se contentaient d’approuver la politique de l’Allemagne nazie » (p. 285) ou que « Rossé et ses proches prirent […] position en faveur d’Hitler, même si ce fut indirectement, […] en condamnant les interdictions de partis [autonomistes] » (p. 288), on comprend qu’il n’y a pas grand-chose à tirer du récit des dernières années avant la Seconde Guerre mondiale.
La conclusion générale reprenant les différentes thèses dont nous avons déjà montré la fausseté, un commentaire n’en sera pas non plus nécessaire. Au final, Alfred Wahl a non seulement manqué à son engagement d’utiliser le ton neutre de l’historien mais il a aussi commis des erreurs d’analyse graves qui touchent au cœur de son sujet, c’est-à-dire au concept d’autonomie. Aussi, bien que l’auteur soit professeur d’université émérite, on ne peut pas qualifier ce travail d’universitaire et cela d’autant moins qu’il n’utilise pas de notes de bas de page ; il explique leur absence par le fait que son « étude n’est pas un travail de recherche » … qu’il signe pourtant de ses titres (p. 311). Les élucubrations – on ne peut pas le dire autrement – contenues dans cet ouvrage décrédibilisent son auteur dont le but était visiblement d’associer le mot « autonomisme » avec une série de termes à connotation négative : « passéisme », « communautarisme », « fondamentalisme », « séparatisme », « extrême-droite », « nazisme », etc. Une dernière question se pose : Pourquoi Alfred Wahl n’a pas étendu son entreprise à la période 1940-1945 ? Peut-être tout simplement pour une raison de manque de temps : comme on l’a dit, il fallait, du point de vue de l’auteur, que le livre sorte rapidement. Mais peut-être aussi parce qu’au-delà des cas de collaboration, les thèses formulées sur les autonomistes de l’UPR n’auraient pas trouvé leur vérification. De la description faite de Joseph Rossé, le lecteur aurait attendu que les nazis le nomment Kreisleiter ; au-lieu de cela, il s’est mis en retrait de la politique et a fini pourchassé par la Gestapo.
[1] Toutes les citations des deux premiers paragraphes de cette recension proviennent de la page 5.
[2] Il sera plus clair sur ce point en recourant une seconde fois à Gramsci, à la page 48.
[3] Alfred Wahl mentionnait cependant, deux pages auparavant, Charles Grad revendiquant « l’autonomie » au Landesausschuss en 1882 (p. 49).
[4] Alfred Wahl souligne que les Français ruraux assimilaient volontiers les Alsaciens-Lorrains à des Prussiens dans les années 1880, mais qu’ « une évolution se dessina après 1885, lorsque les articles de presse, la réalisation de cartes murales, les chansons se généralisèrent et sensibilisèrent les Français à l’Alsace-Lorraine » (p. 100).
[5] C’est naturellement l’ouvrage de Bernard Wittmann, Une épuration ethnique à la française : Alsace-Moselle 1918-1922 (Yoran Embanner, 2016) qui est visé.
[6] On lira également plus loin que l’UPR « était le défenseur du statut d’autonomie concédé depuis 1919 par la droite » (p. 157).
[7] Les historiens parlent-ils de « fondamentalisme » pour caractériser le christianisme médiéval ?
[8] Alfred Wahl cite plus loin Haegy : « c’est à notre population de dire si elle veut que soient maintenus son Eglise et ses institutions, ses droits et ses libertés religieuses » (p. 173). C’est bien la reconnaissance du pouvoir de l’Etat, en l’occurrence d’un Etat autonome permettant l’expression démocratique du peuple alsacien. Le mouvement de 1924-1925 n’aurait pas eu lieu dans une Alsace autonome disposant, dans le cadre français, de la compétence sur l’enseignement.