Un pivot de l'histoire ? La société alsacienne-lorraine et les sorties ambiguës de la Première Guerre mondiale (1918-1919).
Sébastian DÖDERLEIN ; thèse présentée au département d'histoire de l'Université Concordia è Montréal (Canada) ; 2016.
Recensé par Dominique Rosenblatt
Consultable sur internet : https://spectrum.library.concordia.ca/id/eprint/982003/1/Doderlein_PhD_S2017.pdf
On n’étudie que depuis peu la paradoxale sortie de guerre, dans des zones comme l’Alsace-Lorraine : dans ces zones de combat, c’est une opération de « démobilisation culturelle », comme le révèle l’histoire des mentalités.
Les Alsaciens-Lorrains vivent la guerre du côté de la défaite, mais en sortent vainqueurs, et leur réintégration dans le domaine français est laborieuse. Pourtant, les études spécifiques à la région restent diluées dans les histoires nationales. Les chercheurs allemands privilégient le premier Reich ; les français considèrent 1918 comme un point de départ. Les récits sur l’arrivée triomphale des Français et de l’exode des Allemands restent prégnants.
Il convient donc d’étudier l’expérience de la population autour de la période charnière de 1918, afin de sortir des visions simplistes découlant d’enthousiasmes nationalistes incertains, là où dominent les inquiétudes pour l’avenir. La sortie de guerre n’est pas vécue comme une rupture radicale, dans sa spécificité d’histoire de peuple frontalier...
L’approche historiographique reste donc national(ist)e, si on excepte la dimension culturelle des chercheurs anglo-américains. Le 11 novembre, pour les Français, est un pivot tourné vers l’avenir ; chez les Allemands, c’est plutôt un indicateur de clôture.
Au terme de la Seconde Guerre mondiale, la recherche allemande s’est désintéressée de la question, ce qui fait que la mémoire opérationnelle en Alsace rend compte essentiellement d’un imaginaire français, porté par la quasi-exclusivité de la production historique correspondante.
Malgré les nombreux colloques internationaux autour de la célébration de 1918, l’histoire franco-allemande de l’Alsace reste à écrire.
Or, pour les chercheurs américains et canadiens, la région est un symbole et une victime des oppositions nationalistes. L’identité régionale, pour eux, ne peut être fixiste : c’est un objet en construction, dont la dynamique ne correspond pas aux découpages historiographiques admis, qui simplifient excessivement l’expérience de la population.
Les historiens, surtout français, se contentent des archives nationales. Or les historiographies ne suivant pas le même découpage chronologique, et des archives allemandes sont précieuses pour comprendre la période post-armistice. Les sources militaires françaises, et notamment les rapports du contrôle postal (censure), permettent d’étudier les mentalités. Croiser les sources allemandes et françaises permet d’éclairer la question d’Alsace-Lorraine.
Les conséquences de la cession, mettant les populations devant le fait accompli, ont été vécues diversement. En France, le sujet de 1870, éteint mais réactualisé par la guerre de 1914, redevint central ; en Allemagne, l’évolution militaire plaide pour un élargissement de l’autonomie, afin d’éviter une annexion par la France.
Pour la France, l’occupation immédiate est une manière d’éviter un plébiscite incertain. En 1919, l’Alsacien Christian Pfister, installé sur la chaire d’Histoire d'Alsace à l’Université de Strasbourg, va produire, de l’Alsace une histoire bien française. L’historiographie propagandiste française, vantant l’unanimité des Alsaciens-Lorrains à redevenir français en 1918, s’impose jusque dans l’historiographie allemande.
En novembre 1918, les gens ne s’opposent pas selon des lignes nationales. Les liens de parenté, les activités économiques sont prépondérantes, et les immigrés allemands, souvent modestes et frontaliers, bien abusivement caricaturés par Hansi, sont assimilés à la population générale.
Le bilinguisme alsacien-lorrain est alors un fait acquis, et, vers la fin de la guerre, la répression de l’usage contestataire, ou anti allemand, du français, diminue. C’est d’ailleurs l’autorité militaire prussienne, et non les immigrés allemands, qui sont l’objet de la vindicte.
Les pénuries de l’après-guerre opposeront plutôt les gens selon leur classe sociale, et l’omniprésence du deuil rassemblera l’ensemble de la population. 380 000 avaient été soldats allemands, 17 500 français, mais la souffrance est omniprésente.
Les gens s’inquiètent prioritairement des répercussions négatives de la paix, et non du statut politique de l’Alsace-Lorraine. Angoisse ou joie ? C’est beaucoup moins tranché que ce que l’on en dira, et ce, même si des préparatifs à l’entrée des troupes se faisaient en coulisse.
Les documents propagandistes célébrant le retour des « provinces perdues » ne rendent pas compte de la réalité historique, car ils ne sont pas contextualisés. Bien qu’on connaisse mal la réaction de la population dans son ensemble, l’euphorie de la fête concerne surtout la sortie de la guerre, bien davantage que la joie éventuelle d’un retour à la France.
L’épuration, stigmatisant par tranches la population de l’ancien Reichsland, le système de cartes, cas unique dans l’histoire de France, les Commissions de Triage, bien que levées en octobre 1919, affectent des centaines de milliers de personnes. En outre, les expulsions massives de ressortissants allemands, pourtant bien intégrés en Alsace-Lorraine depuis un demi-siècle, différencient mal indigènes et immigrés. Solidarité et protestations manifestent que la société résiste à la nouvelle logique nationale. Les dispositions prises augmentent seulement le malheur général.
Le contrôle, dès décembre 1918, rend compte d’un fléchissement de l’image de la France et des Français, en raison de la détérioration rapide des conditions matérielles de la population. Le choc des exigences jacobines, la méconnaissance et la négation des particularités linguistiques et culturelles, font regretter la qualité de vie allemande.
La thèse démontre donc le caractère partiel, partial et politique des approches historiographiques nationales, et privilégie une méthode qui croise les sources de terrain, notamment issues du contrôle postal, autour de la période charnière de l’armistice.
Elle souligne d’abord le caractère mélangé de la population, sans opposition entre Altdeutsche et Alsaciens-Lorrains, ces concepts étant à relativiser largement. Face à la disette liée à l’inefficacité de la nouvelle administration, ou à la mort omniprésente, les gens sont segmentés selon des critères non nationaux, comme, par exemple, l’âge. La fête française de l’armistice, célébrée dans l’intérieur, et celle célébrée dans les départements retrouvés, n’ont pas la même spontanéité.
Menacés dans leur loyauté par une épuration arbitraire, les Alsaciens-Lorrains se ressentent comme des sous-citoyens français. Ils s’entraidaient, en raison, notamment de l’inefficacité des services de ravitaillement et des décisions économiques et monétaires, inhibant le rétablissement des affaires. Le mécontentement alsacien ne tient pas seulement à l’attitude colonialiste des administrateurs et fonctionnaires ignorant la langue et les caractéristiques historiques et culturelles, mais aussi au souhait ambigu de la population d’être « délivrée » par la France.
Une histoire effective de l’expérience du 11 novembre 1918 doit donc être écrite en croisant les points de vue, et en distinguant les périodes d’avant et après armistice.