La peste est partie aux corbeaux... Vivre avec la pandémie au temps des humanistes
Gabriel BRAEUNER ; Médiapop Editions, 2022
Recensé par Eric Ettwiller
Gabriel Braeuner, historien prolifique, a trouvé dans la pandémie de coronavirus l’inspiration pour un petit ouvrage (77 pages avec les notes et la bibliographie) en lien avec l’un de ses sujets de prédilection, les humanistes dans l’Alsace du XVIe siècle. « Comment réagissait-on, à l’époque, à la peste et à ses multiples manifestations ? », se demande-t-il, en ciblant « la partie méridionale du Rhin, ce petit condensé d’Europe » qu’il connaît si bien.
L’auteur commence par rappeler au lecteur contemporain ce qu’est la peste, et dresse un bref historique des épidémies de peste dans le monde de l’Antiquité au XXe siècle. Il revient ensuite sur celle qui frappa l’Europe entre 1347 et 1353. On en arrive ensuite à l’Alsace, où la première trace de peste remonte, dans les écrits, à 591. Le XIe siècle a, semble-t-il, connu une multiplication des épidémies. On en sait plus sur la grande peste de 1349, qui a coûté la vie à 2500 habitants de Strasbourg, estime-t-on aujourd’hui, soit 15% – seulement – de la population de la ville. Elle a stimulé la littérature médicale, mais aussi la haine des Juifs et le mouvement des flagellants.
La partie suivante en vient au cœur du sujet, le temps des humanistes. La peste s’est abattue sur l’Alsace à de multiples reprises au XVIe siècle. La première encyclopédie médicale en langue allemande, Spiegel der Artzney, publiée à Strasbourg en 1518, lui consacre un chapitre entier, dont Gabriel Braeuner nous expose les « recettes » extravagantes prescrites par son auteur, Lorenz Fries, médecin et… astrologue. Erasme, le prince des humanistes, qui vit à Bâle de nombreuses années, a une « peur panique » de la peste. Beatus Rhenanus, « son principal collaborateur », partage cette même crainte : en 1519, à l’annonce de l’approche de la peste, il quitte Bâle pour la maison familiale de Sélestat, laissant derrière lui son secrétaire Albert Burer, dont les lettres constituent, pour l’historien, un témoignage précieux sur l’évolution de l’épidémie. C’est sous la plume de Burer que Gabriel Braeuner a trouvé le titre de son opuscule : « La peste est partie aux corbeaux ».
On passe ensuite par Colmar, touché par la peste en 1509, en 1541, en 1564. L’épidémie de 1541 a décimé tout le couvent des franciscains. Virulente bien au-delà de Colmar, elle a motivé la publication, en 1542, d’un règlement à l’usage de la population de Haute-Alsace, le Pestregiment de Georg Maler. La peste frappe à nouveau Colmar en 1609. En ce début de XVIIe siècle, on combat mieux l’épidémie, grâce, entre autres, au confinement. Gabriel Braeuner nous entraîne ensuite, à son habitude, plus au sud, en Suisse, un espace intéressant, car en relation avec l’Italie du Nord, qui se trouve souvent en première ligne des épidémies. L’exemple de Bâle, cité rhénane si proche de l’Alsace qu’elle en fait presque partie, est particulièrement bien documenté. L’auteur analyse trois épidémies de peste dans cette ville : celle de 1563, celle de 1610/11 et celle de 1667/68. Avec les progrès sanitaires, la mortalité diminue : probablement 40% de la population bâloise a été tuée par la peste en 1563 (le témoignage du médecin Felix Platter fait état de tas de cadavres), un tiers en 1610/11 et 12% en 1667/68.
Gabriel Braeuner dresse, en conclusion, plusieurs constats : une population qui « vit avec » ; des médecins impuissants ; des riches qui fuient les villes, où les pauvres n’ont pas d’autre choix que de rester croupir ; une mentalité complètement différente de celle d’aujourd’hui, imprégnée par la foi ; des politiques qui réagissent de manière empirique au niveau local ; des attitudes qui reflètent tout le spectre, immuable, de la nature humaine, de l’héroïsme à la lâcheté.