Histoires extraordinaires de "Malgré-Nous"
Nicolas MENGUS ; Ouest-France, 2017
Recensé par Dominique Rosenblatt - août 2022
Nicolas Mengus est docteur en Histoire médiévale, co-auteur d’un ouvrage sur l’incorporation de force dans la Waffen-SS, et animateur du site www.malgre-nous.eu ; il propose une sélection d’une soixantaine de témoignages nominatifs, éclairant la complexité de la situation alsacienne. Il présente l’origine du témoin, (ou ses enfants), le fait s’exprimer, et précise la fin de son aventure particulière.
Les témoignages sont précédés d’un rappel historique à propos du RAD introduit en 1941, déportation de travail, puis de l’incorporation de force, à partir de 1942 : ces hommes et ces femmes – pas seulement les Alsaciens-Mosellans – auront été des déportés militaires.
Parmi ces incorporés, le plus âgé, né en 1904, part suite à une machination. Nombre sont soldats français démobilisés. Il y a aussi de très jeunes gens, de parfois quinze ans, versés dans la défense anti-aérienne, ou dont l’engagement militaire est extorqué, souvent sous la menace de déporter la famille. Il y a enfin des jeunes filles versées parfois depuis le RAD dans une unité combattante. Parfois le périple commence à Schirmeck…
Fantassins, marins, conducteurs de chars, ils sont affectés aussi à toutes sortes de tâches paramilitaires : coiffeur, récolteur de pommes de terre, interprètes, fossoyeur, télégraphiste, serveur, ramasseur de lambeaux humains. 800 environ sont versés d’office dans la Waffen-SS, et disséminés dans les unités combattantes, dans la police, ou dans la police SS.
Des affectations peuvent être ressenties comme une sentence de mort, à travers des récits qui racontent une Europe à feu et à sang. Certains ont la joie fugitive de croiser parfois un ami ou un proche.
Les témoins font face à la souffrance morale d’agir contre leur intérêt, ou contre leur sentiment d’appartenance, qui les pousse à la désertion, lorsque c’est possible, et parfois c’est pour participer à un maquis, ou s’enrôler dans l’armée française.
Certains, bien que jugés en 1948 et en 1953, même pendant la tragédie de Tulle, ont tenté de soutenir des otages, ou de sauver des civils. D’autres participent à des actions arbitraires de représailles contre la population. A Oradour, en Grèce, à l’Est, là où il y a des maquis…
Les privations et les blessures, les ordres absurdes (ou obscurs, lorsqu’on vient d’un village welche), la perte des amis, la condamnation à mort, pour l’exemple, les exécutions sommaires, la solidarité contre la famine, le pain des morts, les blessures, le risque de noyade après le torpillage du Wilhelm Gustloff, navire hôpital surchargé, la survie en marge de Dresde agonisant sous une mer de feu, ou dans une tranchée visée par les tirs des Alliés ou des Allemands, l’arrivée dans des villages martyrs, après des viols en masse, ces expériences, et d’autres, pour ces très jeunes gens, se muent en traumatismes psychologiques durables.
Ils s’habituent à la mort, s’y résignent, l’écrivent à leurs parents. Les blessures sont fatales, ou les handicapent à vie (pieds perdus, visage rafistolé au fil de fer), ou les ramènent vers l’arrière.
Parmi les soldats allemands, ils croisent des personnages hostiles, ou des hommes droits et humains, et, parmi les populations de tous les pays, des êtres lucides et compatissants. Les moments de camaraderie les pousseront, longtemps après, à rechercher, difficilement, les lieux ou les personnes, ou leurs tombes. Certains ont disparu dans des circonstances non élucidées.
Beaucoup tentent de se rendre, partout, durant les terribles combats de Normandie, ou sur le front de l’Est, dupés par les appels des Soviétiques. Ils sont faits prisonniers, et connaissent brutalités, massacres, transits exténuants, esclavage dans des mines de charbon, avant Oubouchovo ou Tambov…
Beaucoup tentent de s’évader, ou de se rendre, aux Canadiens, Américains, en Normandie, ou en Allemagne, parfois pour être livrés aux Russes, ou subir les conditions dégradantes des camps de détention américains, le long du Rhin, au milieu de nombreuses nationalités…. D’autres reviennent chez eux, à la force de leurs souliers. D’autres parviennent à rejoindre la France, mais ne sont pas toujours bien reçus.
Certains fuient depuis l’Italie, ou la France, rejoignant les maquis, parfois improbables, où leur expérience militaire est utile, ou enrôlés par l’armée française, ou participant aux FFI.
Certains parviennent à se cacher, au péril de leur vie ou de celle de leurs proches.
Bien des circonstances miraculeuses expliquent leur survie, parfois au sens propre, chez des gens dont la foi reste intègre, ou sauvés par un chapelet ou une croix ramassée en chemin, mais parfois aussi du fait de leur courage dans la fuite, la dissimulation.
Apprendre, au loin, la mort des proches, sous un bombardement… La libération de l’Alsace rend paradoxalement, pour un temps, le retour impossible.
A la fin des hostilités, reste à trouver le moyen de rentrer, en passant par des camps, anglais, américains, ou transitent parfois près de vingt nationalités. Certains reviennent, pesant moins de 40 kg, en 1945, en 1947.
Après la guerre, les Américains rechignent à libérer les Malgré-Nous. Une parole malheureuse, un acte malveillant, une dénonciation calomnieuse, un dessin, une affiche, une photo, mais parfois aussi un mot de réhabilitation, poursuivent longtemps.
La comparution à Dachau pour le massacre de Malmédy, devant une juridiction américaine expéditive, la condamnation à mort, l’accusation de trahison par un tribunal français, l’amertume devant la justice épuratrice.
La fin de la guerre ne signifie, ni la fin des souffrances ni celle des humiliations. Le village natal mutilé ou détruit, les tracasseries administratives. Le souvenir des visions d’horreur, les stigmates physiques, le sentiment d’absurdité, les cauchemars, taraudent longtemps.
Malgré la singularité de chaque parcours, des condamnations par contumace, des souvenirs, comme celui du bombardement de Dresde, ou du passage dantesque vers Dantzig, sur la rive baltique gelée, sont vivaces.
Les anecdotes du livre se suivent, parfois amusantes, le plus souvent tragiques, et éclairent d’un jour cru les conduites humaines, lorsque nécessité fait loi, lorsque commande la peur ou que la conscience morale est abolie, lorsque les familles attendent, dans l’incertitude, et que les communications sont rompues.
Des associations se constituent. Parfois, arrive une distinction tardive, ou une citation sur le faire-part de décès... Certains ont tenu un journal, ils témoignent pour d’autres, ou rédigent et publient des souvenirs. Malgré la force de caractère des témoins, le livre entier reste un réquisitoire navrant contre l’absurdité et la barbarie de la guerre, et l’effet des nationalismes sur les peuples des frontières.