Regards sur l'Alsace du XXe siècle
Claude MULLER (dir.) ; Signe, 2021
Recensé par Dominique Rosenblatt - août 2022
La publication de ces Regards clôt la trilogie entreprise avec le XVIIIe siècle. La livraison, dont la couverture reproduit le drapeau alsacien, tel que célébré par Spindler en 1909, propose 23 articles couvrant divers aspects de l’histoire du siècle, vivante dans les esprits. Rassemblant dans un même volume des travaux de jeunes chercheurs et d’historiens confirmés, la revue propose une chronologie nuancée de la complexe histoire de l’Alsace. Proche des récits familiaux, elle contribue à la cicatrisation des plaies mémorielles, tout en ouvrant de nouvelles pistes de recherche.
Marc Glotz présente Luemschwiller, village proche du front sud alsacien. Auguste Zaessinger (1899-1978) relate dans ses cahiers les percées françaises initiales vers Mulhouse, l’épreuve du feu, une déportation arbitraire, les rapines de la troupe, le choc des ensevelissements des victimes des deux camps. La stabilisation du front par l’armée allemande s’accompagne de rationnements, et prélude à une évacuation des villageois vers la Bavière. Le retour en 1919 marque la fin du Heimweh, mais tout est à reconstruire.
Jean-Noël Grandhomme évoque le général alsacien Léon Francfort, issu du milieu des optants d’origine juive ashkénaze, nombreux dans l’armée française. Ambitieux, polyglotte, attentif aux changements, général en 1908, placé en réserve puis rappelé, il séjourne à Paris, alors sous le feu de trois « grosses Bertha ». Entré à l’église St Gervais et Protais, le 29 mars 1918, à l’heure de l’office du vendredi saint, il périt sous la voûte bombardée. La propagande exploite la mort tragique des victimes, lui conférant un rôle symbolique.
Claude Muller relativise la liesse des Alsaciens après la Grande Guerre. La paix est certes proclamée le 28 juin 1919. Le statut politique de l’Alsace fait débat. Ricklin tente d’imposer la neutralité, malgré la démission du Kaiser, sur fond de maintien de l’ordre par les comités de soldats. Ils sont déboutés par l’entrée des troupes françaises.
Une scénographie inspirée des fêtes patriotiques du Sundgau occupé par les Français, avec drapeaux, marches militaires, bals et défilés, se déploie à l’envie, mais le plébiscite promis tarde. L’administration tente l’assimilation, avec commissions de triage, dénonciations et expulsions brutales. Si les instituteurs sont disqualifiés, les sœurs de Ribeauvillé enseignent en français. L’évêque Fritzen, puis Monseigneur Ruch, s’efforcent de maintenir les libertés religieuses. La voix d’Albert Schweitzer tranche avec les discours nationalistes. Le centre alsacien créent l’UPR, prépare les législatives de 1919. Le Bloc national remporte tous les sièges. L’inquiétude et l’agacement perdurent.
Philippe Alexandre expose l’ambivalence de la relation entra Alsace et Lorraine. Le village alsacien factice, présenté à l’exposition de Nancy de 1909, célèbre l’attachement économique à l’Alsace, et manifeste l’espoir du maintien de la prospérité engendrée par la cession, en cas de retour à la France. Après la guerre, le droit commercial alsacien est tramé de droit français, en vue d’échanges avantageux à la France. Voies navigables et réseau ferré constituent un enjeu de développement. Les ressources alsaciennes doivent favoriser la Lorraine, mais les coopérations restent freinées par le désir bilatéral de garder son identité.
Daniel Morgen rappelle les souffrances des enseignants alsaciens confrontés à la disqualification de l’allemand comme langue d’enseignement, et concurrencés par un « cadre général » d’enseignants de « l’Intérieur », dans le contexte de l’obligation scolaire de 1871. Un sentiment de déclassement se développe chez ces enseignants compétents du « cadre local », dont la carrière dépend maintenant de la maîtrise du français. Après les mesures d’éviction de l’après-guerre, des formations sont proposées. La méthode d’enseignement immersive directe est employée, surtout dans les petites classes, mais, sur le terrain, la population plébiscite un bilinguisme scolaire, administratif et social. Les usages de l’allemand et de l’alsacien perdurent, malgré les supposés effets indésirables du bilinguisme spontané chez les enfants. Les bases d’un bilinguisme scolaire sont posées, les enseignants du cadre local assurent leur douloureuse reconversion, qui aboutit à une normalisation.
Pierre Vonau évoque l’école primaire dans l’entre-deux-guerres, les révocations et inégalités des carrières, l’arrivée des 1500 enseignants francophones. Le décor des classes est francisé, les châtiments corporels sont interdits, des enseignements de terrain sont supprimés. Les notations prospèrent, les bonnets d’ânes apparaissent, le certificat d’études est introduit. Le Syndicat National des Instituteurs, laïque, combat le statu quo scolaire, auquel tient la population, soutenue par les autorités religieuses. S’en suivent des crises politiques, jusqu’en 1925. Dans les écoles normales confessionnelles, les élèves sont pénétrés de leur devoir de francisation. Les programmes visent l’acculturation, incomplète en 1939, jusqu’à la Libération, où l’injonction de francisation revient.
Jérôme Schweitzer analyse la presse satirique. En 1919, le public, les partis politiques, et les Eglises ont leurs journaux. Ceux des autonomistes sont interdits, mais en 1928 paraît la Elsass-Lothringer Zeitung. Les journaux satiriques, complètent les propos des journaux régionaux. Das Narrenschiff brocarde les politiques, comme Herriot, déplore l’absence de référendum, critique la situation économique, vilipende la ligne Maginot, symbole des erreurs politiques de la France. Dr Franc-tireur redoute la montée du nazisme, et disparait en 1935. Le Narrenschiff met en garde contre le monde soviétique et prône le pacifisme. Il cesse de paraître juste avant l’arrestation des chefs autonomistes, en 1939.
Geoffrey Diebold établit, à partir d’archives nouvelles, un fichier des 2428 volontaires alsaciens de la Wehrmacht et de la Waffen-SS. Il y a des opportunistes, des ambitieux, des aventuriers, des amateurs de matériel militaire, des habiles recherchant un poste protégé ; ils sont jeunes, sont nés français, rarement mariés, avec des lycéens et des apprentis, influencés par la Hitlerjugend. Mais le consentement est parfois forcé, par chantage, pauvreté, ou alternative à l’internement. Les deux tiers sont Bas-Rhinois, avec moins de deux volontaires pour mille habitants dans le Bas-Rhin, et moins de 1,5 dans le Haut-Rhin. Près du quart des volontaires viennent des cantons de Strasbourg, et 105 seulement sont issus de cantons à majorité protestante.
Frédéric Stroh présente la persécution par les nazis des Tziganes, Témoins de Jéhovah, « asociaux » et « homosexuels ». A partir de 1940, l’autorité allemande expulse les Juifs, francophiles, Français de l’Intérieur. Les Landessippenamte offrent à la police un outil de tri. Vichy interne les Tziganes, dont ces Alsaciens, dans des conditions délétères. A partir de 1942, les indésirables sont expulsés vers l’Allemagne, certains passent par Vorbrück-Schirmeck, d’autres y sont « rééduqués ». A partir de 1943, les Tziganes alsaciens d’origine allemande sont déportés vers Auschwitz. Il y a aussi des Témoins de Jéhovah objecteurs de conscience, et 54 homosexuels, internés à Schirmeck. Ils sortent actuellement de l’oubli.
Gilles Muller étudie la mémoire de Malgré-nous de son grand-père, Jacques Heintzelmann, (1919-2009), croisée avec l’historiographie alsacienne et les récits individuels. Ce dernier commente le choc interculturel de l’évacuation, l’expérience critique de l’armée française, l’incorporation de force, l’itinéraire jusqu’à la désertion vers l’Armée Rouge, et l’enfer de Tambov. Ce parcours souligne l’inférieure organisation de l’armée française, l’effort de passer inaperçu dans l’armée allemande, et le rôle de la foi chrétienne.
Mathilde Haentzler rapporte la situation du musée Unterlinden. Dès 1936, l’évacuation des œuvres doit protéger, d’abord les œuvres de Schongauer et des primitifs, puis les objets d’art, enfin les meubles, statues et cloître restant protégés sur place. Le chantier est reporté 1938 à septembre 1939. L’évacuation se fait vers la Dordogne. A Colmar, les objets compromettants sont dissimulés, et les œuvres emballées, le musée vidé. La direction nazie rapatrie au château du Haut-Koenigsbourg, et dans la région de Munich les œuvres expédiées avant-guerre vers le Limousin. Hans Haug, en 1946, préside à leur récupération et rattache Unterlinden aux musées de France.
Quelle est la mentalité des soldats de l’armée allemande vis-à-vis de l’Alsace en mars 1945 ? Geoffrey Koenig montre que, pour les tenants du Reich, elle doit être défendue comme une partie intégrante. La nazification a servi à enrôler les Alsaciens, par la conscription , elle sert, à la fin de la guerre, à la réquisition des civils en vue de la bataille défensive visant à protéger les Allemands ethniques. Chaque commune est défendue à outrance, par des soldats politisés mais pessimistes. Ils subissent l’encadrement de Himmler et de la SS, sont commandés par des officiers sous pression et risquent des exécutions sommaires, s’ils désertent.
Pierre Zirnhelt expose la reconstruction, jusqu’en 1961, d’Ingersheim, détruite à 50%, et ses mutations urbanistiques et sociales. Le ministère dédié, MRU, exaspère par sa lenteur. Le déminage par des prisonniers allemands va jusqu’en février 1947. Un pont sur la Fecht est rétabli, la ligne de chemin de fer abandonnée, des tonnes de gravats évacués, une déviation envisagée. Les logements récupérables sont repris par leurs propriétaires ou par l’Etat, deux cités de baraques d’habitation et de services sont déployées, et des abris pour les ouvriers, qui resteront jusqu’en 1965. Des immeubles destinés aux gens restituant leurs indemnités, des chalets, sont installés, au prix d’un remembrement incluant des expulsions. Le projet d’intérêt général, froisse des attentes individuelles et passe devant des instances décisionnelles, jusqu’en 1954. Le remembrement urbain concerne 70 parcelles, et génère des réclamations, plus difficiles pour les dialectophones, et des recours, les procédures allant jusqu’en 1960.
Matthieu Danner relate le projet utopique de Kientzville, cité-jardin près de Scherwiller. Après la guerre, la pénurie de logements et la tendance aux grands ensembles tranchent sur le projet de l’industriel du textile Robert Kientz de loger ses ouvriers. L’architecte Stoskopf, en charge de la reconstruction de certains villages de la poche de Colmar, conçoit une cité salubre, avec des caractéristiques alsaciennes, entre usine et village. Le concepteur prévoit une dimension sociale, une école, des services. L’ampleur de la réalisation finit par dépasser ses possibilités, il rétrocède le tout à la commune, en 1957.
Daniel Peter présente l’adduction de l’eau courante dans l’Outre-Forêt, où des puits publics et privés, de diverse facture, plongent dans la nappe phréatique, et où des captages acheminent l’eau vers les fontaines, engendrant pénuries et pollutions. Après 1870, l’eau devient un enjeu hygiéniste et des communes de Basse Alsace favorisent l’adduction, jusqu’à la Première Guerre mondiale. Après celle-ci, le gouvernement français subventionne des réalisations complémentaires, les installations s’améliorant jusqu’en 1950-1960.
Jean-Claude Richez évoque l’invention, depuis le début du XXe siècle, de la Petite France, quartier pittoresque et modeste, refuge des prolétaires. Il en établit le périmètre progressif, en détaille les activités économiques et de loisir. A partir de 1902, les lieux attirent les écrivains, comme les frères Matthis, et les artistes. Ils le magnifient. Sous le Reichsland s’impose son intérêt patrimonial, promu par les cartes postales. Dans l’entre-deux-guerres, sous la pression de l’Etat, la mutation de la ville continue, et le quartier passe pour préservé. A partir de 1928, avec le premier restaurant, le tourisme s’impose progressivement.
Valentin Kuentzler évoque Mélanie de Pourtalès (1836-1914), muse de la diffusion culturelle française dans l’Alsace d’après 1870. Figure parisienne du Second-Empire, qui réhabilite le XVIIIe siècle, elle charme l’entourage de l’impératrice par sa silhouette et son goût de la comédie, qu’elle transpose après 1870, en privé, dans sa demeure strasbourgeoise, malgré les réticences de l’autorité.
José Kieffer interroge le destin du sculpteur catholique colmarien Théophile Klem (1849-1923), créateur de buffets d’orgue, restaurateur, créateur d’ameublement d’églises en Alsace, de Metz à Berlin, en passant par Singapour. Dans le prolongement de la dynamique de l’Eglise catholique alsacienne au XIXe siècle, son œuvre est affectée par les guerres, la rénovation liturgique, critiquée selon les passions nationalistes du domaine de l’art, malgré son engagement de 1870. Il est représentatif des légitimations alsaciennes.
Laurent Naas présente l’abbé Joseph Walter (1881-1952), conservateur de la bibliothèque de Sélestat. Formé en théologie, histoire de l’art et archéologie, il remplace l’abbé Clauss, expulsé après la guerre. Il protège les alsatiques, par des inventaires et un catalogue, dont le dernier tome valorise les figures littéraires et le fonds médiéval. Il préserve les pièces anciennes et enrichit les collections de pièces de Beatus Rhenanus. Il supervise l’évacuation des œuvres, en 1940. Il développe un programme de conférences, expose les trésors de l’art chrétien, tout en jouant pleinement son rôle de bibliothécaire.
Gilles Banderier évoque Ernst Robert Curtius, (1886-1956), figure de la diaspora alsacienne en Allemagne, injustement oublié. Linguiste, proche du poète Stefan George, nostalgique de la Lotharingie, Curtius voit dans la Rhénanie une synthèse des spiritualités allemande et française. Dans l’Allemagne de 1933, il tente de rapprocher les deux pays, au niveau d’une aristocratie de l’esprit. Incompris par ses pairs universitaires, reclus pendant la période nazie, il étudie le Moyen-Âge et publie en 1948 un ouvrage personnel sur la littérature européenne, traduit en sept langues. Grand critique, il croyait en une Europe unifiée par la littérature.
Aziza Gril-Mariotte présente le MISE de Mulhouse, conservatoire textile et culturel promu par les industriels, en 1857, collection d’échantillons, privée. Après 1871, les collections sont propriété de la Société Industrielle, pour un usage didactique et industriel. C’est après-guerre que la vocation muséale s’élargit vers l’exposition, et, avec le déclin du textile, devenant conservatoire patrimonial. Le fond s’enrichit, malgré les pertes récentes.
Odile Gozillon-Fronsacq évoque La Grande Illusion. L’Alsace se prête au tournage de films censés se dérouler en Allemagne, mais Renoir choisit des décors datant de l’époque allemande, et l’acteur, Pierre Fresnay, qui s’appelle en réalité Laudenbach, d’origine alsacienne et familier de la culture allemande. Succès en France, avant-guerre, le film se trouve censuré par le préfet en Alsace, après le conflit. La profession redoute des réactions antiallemandes, mais le producteur obtient sa projection, avec des coupures. Le film en effet présente de « bons » Allemands, alors que la population traumatisée est en période de dénazification. Il est programmé pour de courtes périodes à Strasbourg et en banlieue, et reçoit un bon accueil de la part des citadins francophones. Il promeut la paix en dépassant les nationalismes.
Alfred Wahl étudie l’empreinte française et allemande sur le football alsacien, ce sport de l’élite sociale des deux pays. Le FC Mulhouse est fondé en 1893, un club se développe à Strasbourg sous l’égide des Vieux-Allemands et des fils de notables. Dans la fédération d’Allemagne du Sud, les clubs alsaciens minoritaires fournissent des cadres. En 1919, les Alsaciens doivent s’émanciper, faire face à l’antigermanisme, tout en maintenant des liens outre-Rhin et en jonglant avec les origines des joueurs. En 1940, les équipes des grandes villes sont intégrés dans les structures nazies, mais l’incorporation disperse les joueurs. Après la guerre, l’influence allemande, à travers la Bundesliga, reste perceptible.