Dominer, exploiter et franciser l’Alsace au XVIIIème siècle
Conférence d'Alain LEMAÎTRE, donnée à Mulhouse le 12.01.2023
Recensée par Dominique Rosenblatt - janvier 2023
Alain Lemaître, professeur honoraire des universités en Histoire moderne à l’université de Haute-Alsace, spécialiste de la monarchie au XVIIIème siècle, propose un nouveau regard sur la « constitution de l’Alsace en unité politique et administrative et son intégration au royaume de France au détriment du Saint-Empire ».
Animée par Marie-Claire Vitoux, la conférence se déroule à la salle de la Décapole, au musée historique de Mulhouse, le jeudi 12 janvier 2023 à 18 h30.
Le conférencier introduit son propos en rappelant une critique féroce de Fénelon, qui, dès 1694, souligne le caractère abusif de l’interprétation du traité de Westphalie par le roi de France. Comment celui-ci va-t-il tenter d’intégrer l’Alsace ?
Par le droit, en s’appuyant sur le traité de Westphalie et de Ryswick, par l’interprétation des traités, par la force armée, qui inclut le ravage du Palatinat, et par le développement d’une administration comprenant une intendance et un conseil souverain. Il ne s’agissait donc pas d’un rattachement, mais bien d’une annexion.
A l’époque, l’Alsace n’est pas homogène, mais la France non plus, et les dimensions juridiques de la souveraineté exigent du roi des compromis, et un appui sur les institutions et réseaux locaux. En outre, sur le plan économique, l’Alsace est une province à l’instar de l’étranger effectif.
Dans cette province économiquement extérieure, les seigneurs sont largement autonomes, à la manière du Saint-Empire. Les territoires qu’on veut contrôler relèvent de l’Autriche antérieure, de la Décapole, des princes immédiats, de Strasbourg. De plus, l’administration et très différente de celle du royaume.
Deux conceptions vont donc s’affronter jusqu’à la Révolution, celle de la volonté du roi en France, dont la souveraineté découle aussi des clauses du traité de Westphalie, et celle en vigueur entre l’empereur et les corps de l’Empire.
Ce traité de Westphalie est assez imprécis pour permettre d’aller à la paix, mais aussi équivoque, pour que chaque parti puisse, après la signature, défendre son intérêt. Si le roi ménage l’Empire, c’est que le traité ne donne pas l’Alsace à la France : il ne concède que des droits sur des territoires.
En outre, il y a le conflit juridique avec les princes possessionnés sur le Rhin, qui détiennent un cinquième de l’Alsace. Les rois vont donc négocier avec eux, jusqu’à ce que la Révolution tranche, en supprimant les privilèges.
La frontière économique est sur les Vosges. Le statut économique à l’instar de l’étranger effectif permet à l’Alsace de commercer avec le monde allemand et suisse, mais l’oblige à payer des taxes dans ses échanges avec la France.
Or, l’instabilité des relations avec l’étranger et l’insuffisance des manufactures tiennent l’Alsace à l’écart du marché français, et elle est entravée dans ses échanges avec le fossé rhénan, du fait de la réglementation française. La liberté est aussi bridée par les guerres, mais moins que dans d’autres
régions de la France.
Les commis de l’Etat recrutent donc des entrepreneurs hollandais, suisses, allemands (Klingenthal). Le gouvernement monarchique est loin, la technicité et les débouchés augmentent. La vision française est incertaine, mais la politique d’intégration décourage : la tentative d’imposer la livre tournois, pour éliminer les monnaies locales, échoue, du fait de la circulation de toutes les monnaies
d’Europe sur le territoire. Le troc est généralisé, la contrebande des céréales et des bovins, active, particulièrement dans le Sundgau. Ainsi, 80% des livres qui circulent sont contrefaits, car imprimés à l’étranger pour ne pas être taxés par la France.
La France a une vision de la guerre : elle sert à fournir des recrues volontaires, mais elles sont rares en Alsace, en raison, aussi, de la barrière linguistique. Le roi s’appuie donc sur la milice provinciale, qui ponctionne surtout le segment le plus pauvre de la population.
Et l’armée vit sur le pays, par le cantonnement chez l’habitant, les réquisitions, les rations ; l’Alsace devient ainsi « militarisée ».
La pression militaire s’exerce surtout sur le Tiers-Etat (fourniture de charrettes, d’attelages, de fourrage ; par exemple, pour le siège de Kehl, fourniture de palissades). L’économie est tournée vers la guerre, et cette fiscalité lourde et complexe ne cesse d’augmenter, particulièrement pour le fourrage et le paiement des fortifications.
Reste la tentative de francisation culturelle.
Elle passe par une offensive de la monarchie contre les églises, utilise les catholiques contre les protestants, les juifs et les minorités religieuses. Cela intervient à un moment où le roi veut uniformiser la religion, et qui se traduit en France par la lutte contre les jansénistes ou les protestants.
Mais, en Alsace, les confessions coexistent, particulièrement en Basse-Alsace. Mais le roi voit le clergé comme une force auxiliaire pour combattre les « hérétiques » sur le terrain institutionnel, afin de s’attacher l’église catholique. Il développe une politique de répression/incitation, en privilégiant l’attribution des terres aux catholiques, de sorte que l’Alsace cesse d’être un refuge pour les protestants ; il interdit les mariages mixtes et octroie des privilèges aux convertis. Il favorise le personnel politique catholique et met en place une alternance entre catholiques et protestants pour certaines institutions. Des résistances se produisent, particulièrement à Strasbourg par rapport aux calvinistes.
Viennent les tentatives de transformer la culture rhénane, la désapprobation à l’égard des vêtements distinctifs qui font par trop penser au Saint-Empire, et la correction des mœurs, au moins celles des élites urbaines.
Arrivent les mesures hostiles à la langue, (comme en Flandre, en Roussillon et en Corse), avec l’introduction du français, afin de produire une acculturation forcée, mais sur ce terrain aussi des résistances émergent. L’inculturation passant par la généralisation du droit de la France, la reconquête du catholicisme, du renvoi du clergé allemand, de la promotion du français langue d’enseignement, ne porte pas les effets attendus.
Le roi, qui se pose comme souverain, reste contesté jusque dans la tâche du clergé et des baillis ; s’il n’y a pas de révolte populaire comme ailleurs, la résistance s’appuie sur les traditions et coutumes, et les princes possessionnés. Les magistrats et les villes résistent, la politique royale est un échec.
Restent les irréductibles : la République de Mulhouse apparaît comme un modèle de résistance face à un Etat moderne, par son statut diplomatique aligné sur la Suisse pour les ambassades et les activités militaires, par l’appui sur la souveraineté helvétique, et par les échanges commerciaux libres avec les provinces à l’instar de l’étranger effectif.
Le jeu des questions et réponses rappelle que le travail des historiens est compliqué, en Alsace, par l’héritage mémoriel, et les connotations du vocabulaire. L’uniformisation commence avec la Révolution, du fait de l’abolition des privilèges. Sous la royauté, les prélèvements fiscaux coercitifs sont liés aux besoins militaires, ils reposent sur les paysans aisés et les artisans, ce qui n’est pas le cas dans d’autres provinces.
Le budget de la guerre absorbe 92% des ressources de l’Etat français.
La résistance s’exerce surtout avec Strasbourg, et grâce à la spécificité de la langue ; par exemple, lorsque le roi veut expulser les anabaptistes, les seigneurs s’opposent au projet.
La répression s’exerce indirectement par la pression du logement de la troupe, mais le Rhin n’est pas une frontière..., à une époque où les conceptions nationalistes n’ont pas encore cours