Jeanne l'Alsacienne, récit transgénérationnel
Laure MESTRE ; Librinova, 2022
Recensé par Dominique Rosenblatt
MESTRE, Laure, (2022), Jeanne l’Alsacienne, récit transgénérationnel, Librinova, 510 pages.
La couverture du livre offre le visage de Jeanne THOMAS, à ses vingt ans, en 1900. Arrière-grand-mère de l’auteure du récit, elle est l’arrière-petite-fille de Louis NESSEL, celui de la source de Soultzmatt, actuelle Source Lisbeth. Ce Nessel, personnage sans scrupule, est contemporain de la Révolution[1]. Diplômée en histoire du droit, Laure Mestre, conseil en architecture intérieure, intervient sur des blogs, dont Généalogie Alsace[2]. Son livre est une tentative psycho généalogique.
L'abondante bibliographie et la webographie (mémoire des lieux, spiritualité, tourisme et histoire de l'Alsace, généalogie, psychologie, sociologie), ainsi que les fonds archivistiques sont classés en fin de volume ; ils éclairent, avec les remerciements, le travail scrupuleux d'une autodidacte.
Trois ans de chroniques mensuelles recherchent des correspondances entre les symptômes de l’auteure et des secrets de famille, quête initiatique pour conjurer la fibromyalgie et ses angoisses[3]. Entre 1875 et 1995, elle découvre, sur cinq générations, chacune avec quatre enfants, dont deux filles proches. Sa maladie serait-elle l’écho d’un exil, le révélateur somatique, traumatique, des espions et soldats de la famille, gelant dans les tranchées françaises, comme des enfants morts ?
La dernière épidémie de choléra frappe, en 1855, Soultzmatt, dont l’eau de Nessel est curative. Encore eût-il fallu ne pas la monopoliser. La honte toxique rétrospective liée à l’ancêtre Nessel, bourgeonnerait-elle en maladie d’une adolescente sensible, ayant opté pour l’exil de l’internat ? Malgré sa mémoire musculaire, elle voudrait que la révélation de la vérité soulage ses maux.
Les Etats et les familles, qui couvrent l’indicible d’une commémoration mensongère, génèrent un « impensé dévastateur » (p.225), qui finit en maladie. Sont-ce les effets de la perte de la Heimat, des suicides, des deuils tus, des morts précoces, des faux en écriture ? Mais les constellations de photos et les archives, à Colmar, Soultzmatt et Guebwiller, en Alsace, parlent un peu.
Nostalgie. Trop d’ignorance réclame le réinvestissement du lieu de l’exil ancestral. Ce lieu volé, Alsace prise à la France, se rappelle au bon souvenir, à travers des objets hérités, des traditions réinventées, et même des rencontres inespérées. L’auteure se fraie donc un passage vers sa terre, meurtrie par trop de guerres, pour célébrer des retrouvailles avec l’Alsace française tragique, mais qui possède une eau propre à la réconciliation intérieure.
La symétrie entre sa souffrance, et la vulnérabilité d’une Alsace victime des méchants Allemands, est diffuse dans la lignée de femmes. L’auteure admet l’enflure revancharde de Hansi, mais l’investit néanmoins « porte-parole du peuple humilié » (p.110). Sa fierté d’alsacienne française, sa « rancœur d’une Alsace outragée » (p.52), ces sentiments subjectifs entiers butent sur la complexité des motivations ancestrales, créatrices d’un récit familial partisan.
Ses sources l’engagent pour part sur des hypothèses incertaines. Par exemple, se demandant si, en 1915, Soultzmatt est en zone occupée (p.113), elle confond avec la seconde guerre mondiale, et, à son propos, entre l’Alsace annexée et la situation d’une partie de la France. Croisant Guide vert avec Hansi, Daudet avec Erckmann et Chatrian, elle se rassure au mythe national : « L’Alsace change de main, mais pas de cœur » (p.321).
Elle soupèse le chiffre des optants (p.147), et se réjouit de la réintégration dans la nationalité française, en 1918, découvrant tardivement les cartes d’identité sur critères ethniques. Elle se souvient des élections protestataires de 1887 et du « régime des passeports » (p.348), liés peut-être à l’incendie des thermes de Soultzmatt, en 1891, et l’éclatement territorial de la famille. Accident minier. Conjectures localisant l’origine de la souffrance.
Issue d’une famille francophile qui louvoie entre les frontières, l’auteure se rapproche de l’objectivité dans la troisième partie, lorsqu’elle admet que « la Libération est une médaille au peu glorieux revers. 1918, un triste anniversaire, celui de, trois siècles plus tôt, du début de la guerre de Trente ans, qui décima les deux tiers de la population alsacienne » (p.383).
Sans légitimer le parler alémanique, « 47 années d’actes germaniques comme une simple parenthèse dans l’état civil français » (p.260), elle perçoit le suintement de ses propres préjugés et la déformation émotionnelle de ses souvenirs (p.254). Heureusement, la source Nessel a été cédée à la commune, exit l’héritage fatal.
L’Alsace, dans cette tentative d’élucidation, partage avec l’enfance sa densité de paradis perdu. Alors elle arpente scrupuleusement les archives et les cimetières, pour rouvrir sa « maison » alsacienne. Elle compatit à l’évacuation de 1939, « exode vécu comme une déportation » (p. 431), déplore l’abandon de l’Alsace par la France, pleure les expulsions, l’incorporation de force, les deuils des familles effilochées.
Pourtant, pour une personne en risque de dépendance, pourquoi mésestimer l’élan d’autonomie ? La recherche subjective de sens souffre des dérobades d’un passé parcellaire. L’autonomisme alsacien, qui contredit la story de la chance d’être française (p.198), ne suscite pas d’analogie avec la volonté de libération intérieure. Au fil de la chronique, elle admet le poids des circonstances sur les choix, et précise sa solidarité intellectuelle avec les Alsaciens, restés sur place à louvoyer, parole grippée, à mourir de ne pouvoir dire.
Plume de cette Jeanne lointaine, a-t-elle rectifié assez de mensonges, extirpé de la honte assez de silences, redressé assez d’esquives, déminé assez d’accidents ? Il lui reste à renoncer à juger ses ancêtres, à revoir ses raccourcis sur l’Alsace, proie des Germains, « occupée », à toutes les étapes. Muer la déficience en force, malgré les analogies troublantes. Compatir. Et transmettre.
Le lecteur se demandera si la rancune, au fond, est une façon de forclore le sentiment de culpabilité de l’exilé abandonnant son monde, à l’instar du malade exilé de la jouissance d’un corps sain… De la sorte, cette troublante recherche du temps perdu, malgré son caractère hasardeux, l’interrogera sur l’usage qu’il fait lui-même de son interprétation de l’histoire alsacienne.
[1] Aïe, mes aïeux !de Anne Ancelin-Schutzenberger - PDF - Ebooks - Decitre Anne Ancelin Schutzenberger propose de soigner l’héritage des ancêtres, pour éviter à leurs descendants de « payer leurs dettes ». Une « loyauté invisible » involontaire et inconsciente fait répéter des situations agréables ou des événements douloureux. Pour retrouver la liberté et l’autonomie, il faut comprendre les liens complexes tissés dans les familles.
[2] Jeanne l’Alsacienne, récit transgénérationnel – Généalogie Alsace (wordpress.com)
[3] Peut-on souffrir des tragédies vécues par nos ancêtres ? (radiofrance.fr)