L’épopée alsacienne du Dreyeckland, 1970-1981, une décennie de luttes écologistes, citoyennes et transfrontalières
Jocelyn PEYRET ; Jérôme Do Bentzinger, 2017
Recensé par Dominique Rosenblatt
La couverture montre une occupation de site, la quatrième arbore la marguerite antinucléaire et l’autocollant de Radio verte Fessenheim. La bibliographie et les remerciements donnent la mesure de cette large chronique d’un moment populaire, culturel et politique alsacien. C’est l’époque des mobilisations de type Larzac, celle où la forêt rhénane recule et où le Rhin meurt empoisonné, où les usines, les autoroutes et les barrages hydroélectriques défigurent le paysage.
Un cahier central de photographies illustre ces protestations. Les encarts approfondissent l’information. L’auteur contextualise, récapitule, et fait revivre Radio Verte Fessenheim.
L’Alsace des années 1970, c’est la déferlante écologiste et citoyenne, contre la volonté politique d’une centrale nucléaire à Fessenheim. La population redoute la pollution, conteste les aménagements excessifs, reprend le slogan de la CFDT : « vivre et travailler au pays ». L’Alsace se revendique régionaliste, dans son identité linguistique, musicale et culturelle, et médiatique.
Le nucléaire éveille des objections de conscience et des mouvements pacifistes. Des livres, comme le printemps silencieux, de Rachel CARSON (1962), contestent les impasses du progrès.
En 1965, Solange FERNEX et Henri ULRICH créent l’AFRPN. La musique folk trouve son public, avec des artistes comme Roger SIFFER ou François BRUMBT. L’Alsace devient un laboratoire de luttes. Le CSFR, comité de sauvegarde de Fessenheim et de la plaine du Rhin, fédère les énergies, sous le sceau de la non-violence.
Des médias impertinents, comme le Klapperstei 68, à saute-Rhin, attirent les militants allemands et suisses, et sont soutenus par le PSU. L’écologie politique naît, au tournant des législatives de 1973, avec le parti Ecologie et Survie, et la mobilisation enfle, en écho avec les autres luttes, à la faveur de la crise du pétrole.
En 1974, l’enquête publique sur le projet d’usine chimique polluante à Marckolsheim suscite une vaste contre-information. En pays de Bade, des Bürgerinitiativen s’opposent au projet industriel de Wyhl, dans une amitié de 21 associations de part et d’autre du Rhin. L’occupation du site de Marckolsheim voit la naissance du Front culturel alsacien, le dialecte fédérateur - devenu la langue des non-conformistes - fait partie des revendications. Objecteurs de conscience et militants s’investissent dans la désaliénation de la population, et les actions se diversifient, du jeûne aux pressions politiques, la commune finissant par refuser de vendre le terrain.
Le GISEM, (groupe d’information et de surveillance des environs de Marckolsheim), espère la victoire. A Wyhl, sous la nouvelle rotonde, les actions policières sont anticipées, Alsaciens et Badois de l’ancienne génération se réconcilient, la protestation aboutit sur le terrain juridique.
En France, le programme nucléaire avance, malgré les protestations syndicales, le soutien des artistes alsaciens, qui réinventent le Volkslied contestataire. Le dimanche de Pentecôte 1975, une marche de protestation à Fessenheim est escortée par 3 500 CRS. Aux intimidations et diversions, « les vents dominants vont vers l’ouest », répondent les avis des conseils municipaux, notamment à Sundhouse, et le célèbre autocollant « Nucléaire, non merci ».
En 1976, des voix réclament des mesures sanitaires, un contrôle indépendant, le plan Orsec-Rad. Les revendications de la population sont soutenues par 300 conseils municipaux. Les thèmes de la décentralisation, de l’autogestion ou de l’autonomie vont de pair avec la protection de la biodiversité. Le CSA, Conservatoire des sites alsaciens, est lancé, mais la centrale nucléaire est prête.
Les protestations enflent encore en 1977, avec le projet de canal à grand gabarit, auquel s’opposent les jeûneurs de Hagenbach, soutenus par les maires ; une menace à Gerstheim se cristallise à Heiteren, les protestations sont soutenues par les églises hostiles à l’impact sociétal du nucléaire. Mais, le 7 mars, le réacteur N°1 démarre. Toutes les communes alsaciennes sont rebaptisées Fessenheim, action nocturne qui débouche sur le procès de Jean-Jacques RETTIG, à Wissembourg.
Alors, bloquer la distribution électrique, avec l’occupation du pylône de Heiteren ? Mais EDF lance le réacteur N°2. Ailleurs, la manifestation contre superphénix fait un mort parmi les manifestants. A Heiteren, finalement, le terrain est brutalement dégagé, les manifestants les moins aguerris sont découragés, mais la colère persiste, partout en France.
Le 4 juin 1977, en marge de l’occupation des sites de Gerstheim et Heiteren, RVF, Radio verte Fessenheim, diffuse une émission clandestine, face au monopole d’Etat de la radiodiffusion. Ses émissions soutiennent la dynamique transfrontalière d’un particularisme culturel alsacien, valorisant une communauté linguistique, et non territoriale. Des émissions de 45 minutes, diffusées dans la nature, à la barbe de la police, élargissent son temps d’antenne et son audience. Au bout de six mois, elle ajoute Dreyeckland à son intitulé.
En 1978, une association de soutien se constitue, les antennes déjouent les brouillages, les contenus popularisent les luttes ouvrières, les préoccupations sociales, l’objection de conscience, les idées nouvelles. Fin 1978, un documentaire sur la radio est présenté en public, elle ne cesse de se développer, jusqu’à la taille critique, et l’expérience s’achève en 1981. L’arrivée de la gauche au pouvoir amène une institutionnalisation contre-productive. Mais l’esprit des années 70 peut-il refleurir, puisque les problèmes perdurent ? L’auteur, journaliste dans cette même radio, veut l’espérer.