LE COMPLOT DES INDIENNEURS (2011)
KUHLMANN, Marie, Presses de la Cité, Ccollection Terres de France, 325 pages.
PASSEURS D'OMBRES (2009)
KUHLMANN, Marie, Presses de la cité, Pocket, 438 pages.
Recensé par Dominique Rosenblatt
Les polars historiques ne sont pas des livres d’histoire, mais ils éveillent avec talent des périodes de l’Histoire alsacienne, et invitent le lecteur à s’informer davantage.
Le premier constitue une enquête centrée sur le milieu des industriels du tissage, et des paysans de Linthal (p.187), à une époque – le XIXème siècle, où les héros de la Grande Armée sont devenus des pestiférés, et, tandis que les premiers fabricants pensent à s’enrichir, les derniers bonapartistes font figure de proscrits.
Le second évoque les mines de potasse au moment de l’Occupation.
Le complot des indienneurs
Le lecteur se trouve donc, dans le premier roman, dès la page 12, aux temps
« troublés consécutifs au changement de régime, de l’Empire à la Restauration, troubles dus également aux suites de guerres, où les armées d’occupation bavaroises ou autrichiennes, toujours sur place, ont entraîné à leur suite une population interlope et beaucoup d’agitateurs politiques. »
Napoléon est à Sainte Hélène, et les dépouilles de ses malheureux soldats gisent sur les terres lointaines…. (p.73), C’est le début de l’ère industrielle, terrible aux ouvriers, déstabilisante pour les élites ! La romancière distingue, p. 15, à Strasbourg, trois sortes de populations :
« Les Strasbourgeois de souche, […], ni français ni allemands, […] avec le regret d’une époque où la ville jouissait d’une certaine souveraineté. […] Les nombreux nouveaux riches, avec leurs élégantes calèches, leur luxe clinquant, […] ils avaient tiré profit de la guerre […] ou de la vente des biens nationaux confisqués par la Révolution. Venait ensuite la classe moyenne des artisans, laborieuse et instruite. »
Le héros s’appelle Florent, habite (p.18) près de la maison Kammerzell, à Strasbourg, un appartement dont il a hérité. Il se retrouve enquêteur du préfet, (p.24), un ancien ami de l’Empereur, qui l’envoie à Guebwiller espionner ceux qui lui sont restés fidèles (p.37).
L’univers du tissage concerne Wesserling (p.124), et, p. 48 :
« Mulhouse était une petite république alliée aux cantons suisses, une enclave politique, économique et religieuse dans le royaume de France. […] Mulhouse n’avait renoncé à son indépendance qu’en 1798, étranglée par les taxes douanières que la France lui imposait, et s’était intégrée au récent département du Haut-Rhin. »
Le héros prend la diligence vers Isenheim, la malle-poste vers Rouffach. (p.55). Mais ses ennemis le guettent, et il doit se cacher à l’auberge du Canon d’or, où une curieuse aventure sentimentale, très moderne de ton, l’attend. La romancière parsème aussi le récit de recettes de cuisine, sans doute pour renforcer la dimension régionale. Ainsi, p. 66, celle de la tourte… et, p. 119, celle des beignets.
Le thème de la vente des biens nationaux renseigne sur la mentalité des acquéreurs, (p.81) :
« Avant la Révolution, le Florival comptait trente-cinq moulins utilisant la force motrice de la Lauch, dont les flots tumultueux au printemps cédaient hélas la place à un mince filet d’eau en été, ce qui exigeait des aménagements techniques. […] la vente des biens nationaux avait favorisé l’installation à Guebwiller d’industriels expérimentés. Ceux-ci avaient acquis à bon compte deux couvents, celui des Dominicains et celui des Dominicaines. »
Le jeune Florent se pose des questions par rapport à la curieuse psychologie militaire : (p.80)
« Comment la guerre, les champs de bataille meurtriers et des épreuves aussi épouvantables que la retraite de Russie, pendant laquelle l’Empereur avait abandonné ses troupes pour regagner Paris à toute allure afin de sauver son trône, pouvaient-ils évoquer un souvenir agréable ? »
Il évoque la souffrance féminine, à propos des troupes d’occupation (p.82) :
« Des troupes comptant plus de vingt mille soldats s’étaient établies dans le Bas-Rhin, un peu moins dans le Haut-Rhin. La province, exsangue, avait l’obligation de nourrir ces intrus qui se comportaient en vainqueurs et représentaient un danger permanent. A la campagne, les paysans n’osaient plus partir aux champs en laissant leur femme sans protection. »
Et plus loin, (p.114) :
« Les gens avouaient qu’ils préféraient loger dix cosaques plutôt qu’un seul homme de la Landwehr badoise. […] Le retour de l’Empereur n’avait rien arrangé, puisque l’occupation temporaire de 1814 était devenue statutaire à partir de 1815. Tant que les réparations de guerres ne seraient pas payées, il fallait tolérer la présence de soldats alliés contre la France sur le sol alsacien. […] Les troupes d’occupation, avec leurs quarante mille soldats, semblaient ne jamais vouloir quitter une province trop prospère à leurs yeux pour accepter de la rendre à la France. »
La romancière rend compte d’aspects qui soulignent sa documentation :
« Toutes les publications prohibées en Alsace – il suffisait d’aller à Kehl – contenaient des nouvelles ahurissantes, entre autres que les Alsaciens se réjouissaient de pouvoir enfin changer de nationalité en réintégrant le giron de la patrie germanique. Le Bas-Rhin reviendrait à la Bavière et le Haut-Rhin à l’Autriche. »
Nous ne dévoilons pas le contenu de l’intrigue policière, en signalant simplement qu’elle débouche sur une palpitante confrontation des accusés, et que Florent se fait aider par un juge de paix, car, (p.228),
« Depuis la loi du 27 ventôse de l’an VIII, soit le 18 mars 1800, les juges de paix […] étaient chargés de procéder aux tentatives de conciliation entre les parties… »
Concernant l’aube des lois sociales, le roman évoque les belles histoires de l’adoption d’une petite fille pour la sauver du travail des enfants, et de l’engagement de faire promulguer des lois sociales. (P. 272) Waltraud : J’ai lu des romans de Jacqueline Verly ! Guebwiller a vu naitre des lois sociales.
Guebwiller est décrite à grands traits, p. 280, comme si le cadre avait peu d’importance. Le roman est manifestement documenté, et à l’intrigue bien ficelée !
Passeurs d’ombre
Un second roman se passe à Wittelsheim ! C’est la suite du Puits Amélie, il raconte les aventures de Blanche Moosmann.
Un avant-propos permet de situer les personnages d’une histoire compliquée, qui égare un peu le lecteur, avant qu’il ne se laisse prendre. L’histoire se déroule à la période de la seconde guerre mondiale et de l’occupation, où des dénonciations pouvaient renforcer un pouvoir dictatorial. Page 53 :
« On apprit que le tribunal militaire de Nancy avait prononcé une condamnation à mort : celle de l’autonomiste Karl Roos, ancien conseiller régional, [mais il n'y avait pas de conseil régional à l'époque], trahi par son chauffeur. Celui-ci, Marco, avait eu des contacts avec la Gestapo de Kehl. On avait imposé au chauffeur un marché : s’il ne voulait pas être fusillé, il devait rendre possible l’exécution de Roos. Marco avait donc livré une photo privée montrant Roos en uniforme nazi. La sentence était tombée quatre jours après les débats à huis-clos. L’exécution avait eu lieu plus tard. »
Cette entrée en matière lugubre, pour cette grise période rappelle que chacun devait faire preuve de courage. Le roman débat de la supposée versatilité des autonomistes, et les présente sous un jour favorable, puis critique, en supposant que Joseph Rossé refusait de rendre des « services » que sa position lui auraient permis (p. 159). P. 115, on s’interroge :
« Louis, qui avait cru de bonne foi à la sincérité des autonomistes, réalisait un peu tard qu’il avait été berné. De même, sans doute, que certains meneurs autonomistes eux-mêmes… »
Pourtant, le même Rossé (p.161), traite humainement son interlocuteur et le met en garde de se compromettre. La romancière précise, p. 84, que les nazis tenaient en otage les autonomistes aux Trois Epis, au service de leur propagande, et leur ont conféré la nationalité allemande (p. 272).
Et voici que l’héroïne, qui s’occupait du service social de la mine avant la guerre, retrouve un soupirant, allemand, pas nazi, alors qu’elle a mis en place une filière d’exfiltration, d’évasion. Il l’approuve, la poussant à se méfier de la puissance nazie, p.77 :
« Je ne vous menace pas, je vous mets en garde. Surveillez chacune de vos paroles, les murs auront des oreilles. Surveillez la moindre de vos expressions. Ne vous fiez à personne. Vous ne pouvez pas imaginer ce que nous amenons avec nous. Je ne voudrais pas qu’il vous arrive malheur… »
Le contexte est rapport, à la page 78 :
« On apprit que les troupes allemandes avaient effectivement franchi le Rhin en plusieurs endroits, entre Neuf-Brisach et Marckolsheim, sur un front de trente kilomètres, au moyen de deux cent cinquante bateaux pneumatiques. »
Le roman précise (p.106), l’incendie gigantesque du village de Wihr-au-val, suite à la riposte allemande, à des tirs français, qui avaient déclenché un incendie. Le change, au début, permettait aux soldats allemands de s’offrir des produits de luxe (p. 105).
L’incorporation de force est évoquée à plusieurs reprises, (p.175, 272, 280 et 321, 369), mais aussi les expulsions, (p. 143), les internements à Schirmeck (p.154), l’interdiction de la messe de minuit à Noël (p.198), les exécutions (p.261), puis les déportations, puis l’enrôlement de force. Mais l’attitude le l’héroïne est mesurée :
« Bien sûr, il aurait été plus simple de détester tous les Allemands en bloc, de vomir le national-socialisme, de se comporter de manière conforme à l’image qu’elle devait donner aux yeux de tous pour rester une femme digne et respectable, exemplaire, une Alsacienne comme il faut. Mais son chemin l’amenait ailleurs […] elle n’en devenait pas méprisable pour autant. Personne ne pourrait la contraindre à commettre une vilenie et Kurt partageait ses convictions… »
Cette héroïne, fidèle à ses convictions, se retrouve en porte à faux par rapport aux événements politiques. Elle n’est pas injustement accusée, à la fin de la guerre, mais doit fuir, bénéficiant elle-même du réseau qui a mis les gens à l’abri.
Il y a une très jolie conclusion, lorsqu’elle revient, et que la situation est moins explosive. Le roman raconte comment des êtres intègres échappent au pire. On s’entraide, sans tenir compte des politiques officielles (p. 194). A la fin, Wittelsheim se trouve sur la ligne des combats (p.381). Des gens sont exécutés (p.394), des hommes reviennent de Tambov (p.395) La romancière montre que les gens de cette époque devaient jouer la comédie aux autorités, et que l’action la plus vile était la dénonciation, pendant ou à la fin de la guerre. Elle insiste là-dessus, p. 216, p. 246, p. 337.
Le lecteur retrouvera des passages obligés, comme les recettes, (p.141), et un hommage appuyé à Amélie Zurcher, qui a découvert la potasse (p.404 et 413) :
« Amélie Zurcher condamnait les excès de l’épuration, qui lui rappelaient, en pire, ceux commis au lendemain de la Grande Guerre. Elle voyait encore fort bien des Allemands jetés dehors dans des conditions épouvantables, et l’arrivée de nationalistes français qui ne comprenaient rien à l’Alsace. Née française en 1858, elle était devenue allemande en 1871, […] Trois guerres et quatre changements de nationalité. C’est beaucoup pour l’espace d’une vie. »
Le roman se termine sur un index historique de tous les noms cités, réels comme imaginaires. On y retrouve Roos (fusillé en 1940) et Rossé (mort en détention en 1951). Il y aussi une page sur les camps de Schirmeck, du Struthof et de Tambov, un glossaire, une bibliographie et des remerciements.