Opération Shere Khan, Jacques FORTIER.
Le Verger, 2018 (Enquêtes rhénanes N°37)
Widerstand, treize alsaciens qui ont dit « non !, Michel KREMPPER.
Yoran embanner, 2017
Recensé par Dominique Rosenblatt
L’ouvrage de Jacques Fortier, qui se passe en 1926 et dont la couverture évoque de manière visuelle une tentative d’étouffer la personnalité alsacienne, incarnée par son drapeau rouge et blanc, lui permet de faire connaître le courant de l’autonomisme alsacien.
Il estime que ce courant autonomiste alsacien a été manipulé par les Français comme par les nazis, au point que le terme, encore aujourd’hui, est suspect, alors que les membres du Heimatbund voulaient une autonomie alsacienne au sein de la France. C’est-à-dire qu’ils voulaient de l’Etat français ce que le Kaiser avait octroyé à l’Alsace en 1911.
Son récit montre que, lorsque les troupes françaises sont entrées en Alsace, en 1918, avant même le traité, signé à Versailles le 28 juin 1919, les pouvoirs publics se sont comportés de manière excessive. Avant ce traité de paix, la Troisième République met en place une nouvelle administration, éliminant les institutions régionales. Langue, droit local et religion sont visés. Herriot,
« En touchant au sacré, a coulé le ciment du front autonomiste. (p.65).
Le récit met habilement en scène les principaux leaders autonomistes. On peut trouver le portrait de Jean Keppi, ainsi que de tous les responsables du Heimatbund, dans ce roman.
« … Vous avez été suivi jusqu’à votre domicile, chez les sœurs de Niederbronn à Colmar […] Quelle importance ! La police nous surveille tous, on le sait bien. […] Regardez donc ce qu’Edouard Herriot a réussi, en menaçant le sacro-saint concordat de Napoléon : mettre à la même table, dans cette cave de Strasbourg, des catholiques, des noirs (des prêtres), […] des rouges […] qui lisent le Kapital de Karl Marx, en, allemand, dans le texte… » (p.21).
Le Heimatbund est une sorte de coalition, dont Keppi est présenté comme un élément consensuel :
« Mes amis, ne recommençons pas à nous disputer. Parlons de ce qui nous rapproche, pas de ce qui nous sépare. […] Nous sommes tous démocrates. » (p.22).
Fortier donne aussi la parole à Rossé, qui servira plus tard, lui aussi, de bouc émissaire.
« L’Alsace souffre. Paris est brutal, aveugle et sourd. Il combat notre langue, nos mœurs, notre liberté religieuse. Il nous envoie des fonctionnaires obtus et menaçants. Les petites gens d’ici n’en peuvent plus. […] L’Alsace, un jour, sera fière de nous. (p.23).
Le polar, on le voit, est une veine romanesque alsacienne qui permet de populariser des informations délicates. Ce roman expose avec une grande justesse de ton et sans parti pris, en s’aidant des archives des journaux régionaux, ce que furent les attentes alsaciennes de cette époque. Les confrontations romanesques (p.88 à 93), permettent de présenter l’ensemble des grands acteurs de la période.
Le héros, Jules Meyer, se livre à une enquête, ce qui lui permet de rencontrer des personnages dont chacun incarne une posture politique. Ainsi, le commissaire, qui a perdu son poste, est un centriste :
« Il fallait se réveiller, ne pas laisser tous ces fonctionnaires cassants qui voulaient nous apprendre à vivre comme de bons ouvriers de la Seine et Oise, l’Alsace doit avoir ses libertés à elle, et ça n’empêchera pas les Alsaciens d’être de bons français, de payer leurs impôts à Paris, et à la prochaine guerre, d’envoyer leurs garçons se faire trouer la peau sous l’uniforme français, pour changer ! » (p.40)
Le roman met donc en scène une tentative de la police secrète parisienne, de torpiller les autonomistes (p.42). Ces derniers, d’ailleurs, n’arrivent pas à croire à la possibilité. D’ailleurs, Ricklin l’affirme :
« Aucun ministre […] ne peut donner l’ordre d’assassiner l’ancien président du Landtag d’Alsace Lorraine. Me salir, oui, m’expulser, oui, m’emprisonner, oui, me mépriser, oui ! Ils l’ont fait ! Ils le referont ! Mais me tuer, jamais ils n’oseront ! » (p.97)
Ricklin, le lion du Sundgau, fait référence à son expulsion en Allemagne par une commission de triage, en 1919. L’auteur fait référence à son interdiction d’adhérer au syndicat des médecins de Mulhouse. On retrouve le personnage de Keppi, toujours conciliant, qui évite les prises de bec, lors des réunions secrètes, avec un journaliste parisien qui peine à comprendre, et dont le mot de passe romanesque est : « Elsass-Lothringen den Elsass-Lothringern » (p.57) Et plus loin :
« Nous n’aimons pas dire « les Boches » ! Les allemands parlent la même langue que nous, nous respirons le même air, nous chantons les mêmes chansons, prions les mêmes cantiques, nous avons été ensemble dans l’histoire et nous nous sommes retrouvés entre deux guerres pendant presque cinquante ans. S’ils sont boches, nous le sommes aussi. »
Le livre est nuancé, il présente aussi la mentalité française :
« Pour les autorités françaises, on a libéré les gens en 18, et maintenant, ils mordent la main qui les a nourris ! Vous êtes bien placé pour le savoir, mon vieil ami. A l’école, tous ces fonctionnaires ont appris que la France a pour spécialité d’apporter la liberté au monde, même quand c’est avec des fusils. Alors, ils ne comprennent pas qu’on puisse se révolter dans les colonies, ou grogner en Alsace-Lorraine. Ils appellent cela de la trahison, et ils y répondent au canon. […] un Ricklin, un Rossé, un Keppi, ce ne sont pas des traitres, vendus à Vienne ou à Berlin ! C’est une Alsace Loraine heureuse qu’ils souhaitent, libre dans une France libre, acceptée dans sa double culture, et ils ont la rage de les voir humiliés par Paris. (p.138)
L’autonomie, c’est une élaboration administrative, pas une sécession. Le roman se termine par une fusillade devant l’église Saint-Guillaume de Strasbourg, durant le traditionnel Requiem.
On retrouve ces personnalités dans le livre Widerstand, treize alsaciens qui ont dit « non !, Michel Krempper présente Albert Schweitzer, prix Nobel de la Paix, mais aussi Erasmus Gerber, capitaine-général des paysans révolutionnaires du Bundschuh de 1525. Ou encore Solange Fernex, écologiste et pacifiste. S’y trouvent aussi les portraits d’Eugène Ricklin, Charles Hueber, Jean Keppi, Joseph Rossé, et d’autres autonomistes, comme le militant communiste Georges Wodli, cheminot mort sous la torture en 1943.
Joseph Rossé a été condamné à 15 ans de prison en 1947 : pendant la guerre, il a dû louvoyer. Patron d’Alsatia, il était imprimeur clandestin, mais contraint aussi à publier pour les nazis. Il le payera cher. Jean Keppi était le théoricien de l’autonomisme. Chrétien, comme Rossé, il ne pouvait envisager la victoire de l’hitlérisme. Il se distingue par son engagement social, l’organisation de cours pour les étudiants. Comme ses amis, il a la nostalgie de la constitution de 1911. Il fait partie des fondateurs de l’UPR, qui domine la vie politique entre les deux guerres.
Mais, suite aux décrets Herriot et de la volonté gouvernementale d’abroger le concordat, les membres de cet UPR, avec des personnalités comme Dahlet, fondent le groupe trans-partisan du Heimatbund, qui publie un manifeste en 1926. En voici quelques extraits.
[…] Depuis sept ans […], jour après jour, […], on nous dépossède de nos droits, […], on foule aux pieds les promesses solennelles qu’on nous a faites, on s’applique à ignorer nos caractéristiques […].
Nous avons compris que presque tous les Alsaciens-Lorrains, […] pensent comme nous et, […] chercheront à former ce front unique tant désiré pour empêcher, d’un effort unanime, l’oppression et la décadence de notre peuple.
Nous sommes convaincus que la sauvegarde des droits imprescriptibles et inaltérables du peuple d’Alsace-Lorraine et la réparation des torts causés à des milliers de nos concitoyens ne nous seront garantis, en la situation de minorité nationale où nous nous trouvons, que si nous obtenons l’autonomie complète dans le cadre de la France.
Cette autonomie législative et administrative trouvera son expression naturelle dans une assemblée représentative, […] jouissant du droit de budget et dans un pouvoir exécutif, ayant son siège à Strasbourg.
Les membres de ce dernier seront pris dans le peuple alsacien-lorrain et auront à assurer, à côté du Parlement de Paris, seul compétent pour les questions françaises d’ordre général, le contact avec l’Etat français.
Notre premier devoir sera la création d’un front unique par rapport à la question si délicate des convictions personnelles en matière religieuse, afin de ne pas affaiblir ou saboter notre force par des divergences d’opinion ou de parti.
C’est pourquoi nous désirons, en ce qui concerne les rapports de l’Eglise et de l’Etat et la question scolaire, le maintien de la législation actuelle […].
Quant à la question scolaire, nous pensons qu’il appartient aux parents, de par un droit intangible, de décider du genre d’éducation qui convient à leurs enfants. […]
Nous exigeons que la langue allemande occupe, en tant que langue maternelle de la majeure partie de notre population […], la place qui lui revient. […] Notre enseignement primaire, secondaire et supérieur et toutes nos autres institutions pédagogiques et intellectuelles seront réglés et organisés non pas selon les ordres du pouvoir central de Paris, mais par notre futur Parlement […].
Nous exigeons en outre :
- l’autonomie […] du réseau des Chemins de fer d’Alsace-Lorraine, propriété de la population d’Alsace-Lorraine ;
- la protection de l’agriculture, de la viticulture, du commerce et de l’industrie en Alsace-Lorraine, tant dans les traités commerciaux qu’en face de la concurrence des départements de l’Intérieur ;
- la réforme du régime des impôts conformément aux principes de la justice commutative ;
- le développement de notre législation sociale, engourdie et retardée depuis des années par les efforts d’une assimilation à rebours ;
- le rétablissement de l’ancienne législation communale en l’adaptant aux conditions politiques et économiques actuelles.
Nous sommes :
- partisans enthousiastes de l’idée de paix et de collaboration internationale,
- ennemis du chauvinisme, de l’impérialisme et du militarisme sous toutes leurs formes. […]
Sur le terrain de ces revendications nous voulons grouper tout le peuple alsacien-lorrain dans une ligue, le Heimatbund, qui sans respect humain ni faiblesse remplira son rôle de défense et de guide.
Nous ne formerons pas de nouveau parti. Nous ne serons qu’une organisation qui décidera les partis déjà existants à renoncer enfin à la politique d’atermoiement, de faiblesses et d’erreurs et à mener avec une énergie inlassable la lutte pour les droits et les revendications du peuple alsacien-lorrain.
Vive l’Alsace-Lorraine, consciente d’elle-même, forte et libre !
Strasbourg, le 5 juin 1926.