LE SOLDAT OUBLIE
Guy Sajer, Laffont,
Recensé par Dominique Rosenblatt
Voici un récit de 1967, dans lequel le narrateur reconnaît s’être engagé de son plein gré dans l’armée allemande. D’après Wikipedia, c’est un récit autobiographique sous pseudonyme, l’auteur s’appelle Guy Mouminoux, plus connu sous son pseudonyme d’auteur de bandes dessinées : Dimitri. Il témoigne de deux années passées sur le front de l’Est. Il a été primé et traduit dans près de
quarante langues, dont le chinois. Il raconte les combats en première ligne, la bataille de Koursk, le repli de son unité encerclée, la
retraite jusqu'au Dniepr, Bérézina de la Wehrmacht.
Parti à pas même 17 ans, le jeune garçon s’imaginait s’engager pour une noble cause. Français par son père, et Allemand par sa mère, habitant l'Alsace, il part au Reichsarbeitsdienst sous le nom de Sajer, nom de jeune fille de sa mère.
Pensant que nul ne pouvait le comprendre, et chacun le juger, il a commencé à écrire ses souvenirs sur un cahier, à partir de 1952. Il se souvient de son désir, insatisfait, d’être considéré comme un Allemand à part entière, et de la réticence des autres soldats à ce propos (p.381).
En juillet 1942, à Dresde, il est versé dans le train des équipages, dans la 19. Kompagnie Rollbahn : il s’occupe donc de ravitaillement, et échappe à Stalingrad, sans savoir qu’un de ses oncles y trouve la mort (p. 39). Lorsqu’il arrive sur le front du Don, on se moque de son air enfantin, et de sa situation d’Alsacien à père français et mère allemande. (p.89). Dès le début du récit, il condamne les bombardements alliés sur les civils des villes allemandes.
Ce sont des souvenirs construits, non pas tel qu’était l’auteur au moment des événements qu’il raconte, mais par la suite, avec le recul de la réflexion :
« Pour mettre au jour ce que j’ai raconté, il m’a fallu ouvrir une porte condamnée sur un passé dont l’horreur me fait trembler encore. […] j’ai dû souffrir à nouveau, car même le souvenir est douloureux. » (P.511).
Il se souvient des assauts du froid, entre moins 25 et moins 32 degrés, l’impossibilité de se réchauffer, les crevasses sur les mains… (p.51). Il est choqué :
« On a tort d’employer, sans les peser suffisamment, les termes les plus intenses du vocabulaire. Plus tard, ils vous manquent : on ne peut plus exprimer ce que l’on voit ne ce que l’on ressent. On a tort d’utiliser le mot « effroyable » pour quelques compagnons d’armes qu’une explosion a mélangés à la terre. On a certainement tort, mais on a l’excuse de ne pouvoir imaginer pire. » (P.87).
Il affronte, dans une bataille dantesque, la même armée russe, Sibéria, que celle qui a vaincu à Stalingrad, et la bataille fait des milliers de morts dans les deux camps. (p.106). Mais il fait un saut temporel, à un moment où il conduit un camion accroché à un tank, et il lie l’événement à son examen de permis de conduire, longtemps après :
« Il faisait partie des Alliés vainqueurs. Tous des héros, comme j’en ai rencontré après la guerre dans l’armée française ! Seuls les vainqueurs ont une histoire. Nous autres cochons de vaincus, nous n’étions que des couards débiles, et nos souvenirs, nos peurs comme nos enthousiasmes n’ont pas été racontés. » (P.110).
A un moment, il croise des volontaires belges de la division Wallonie, et apprend que les Russes ne font pas de prisonniers parmi les étrangers dans l’armée allemande. Sans nourriture, sans sommeil, sans relâche, il lui arrive des aventures invraisemblables et impossible à raconter, car personne ne le croirait (p.135), mais rend témoignage aussi d’une puissante camaraderie. (p.131).
Début 1943, après un repos en permission, (p. 171), il se porte volontaire, (p.147), pour être incorporé dans la division Grossdeutschland. C’est dans ce passage qu’il condamne la sauvagerie de ceux qui exercent des représailles.
« La guerre atteint ainsi son paroxysme d’horreur à cause d’imbéciles qui, sous le prétexte d’une vengeance logique, perpétuent l’épouvante de génération en génération à travers l’histoire. » (P.150).
C’est donc un récit d’aventures sanglantes, original par les va-et-vient temporels, comme celui-ci :
« A cette époque, nous étions profondément touchés par ce qui nous arrivait. Un simple colis de charcuterie, confiture et cigarettes nous payait des nuits innombrables passées dehors par un froid qui faisait éclater les pierres et les millions de pas dans l’innommable boue de la vallée du Don. » (P. 161).
Lorsqu’il est à Berlin, il s’oblige à rendre visite aux parents d’un camarade tué à ses côtés, et une dame âgée, qui l’écoute, lui conseille de travestir la vérité afin de ne pas choquer davantage ces pauvres gens. (p.172). Lui confie qu’il est souvent traversé de visions de folie dont il est incapable de parler rationnellement :
« Il est difficile d’essayer de se souvenir de moments où, précisément, rien n’est réfléchi, rien n’est prévu, ni compris. Dans ces moments, où il n’y a plus sous l’acier du casque qu’une tête incroyablement vide avec simplement des yeux qui ne traduisent rien de plus que ceux d’un animal aux prises avec un danger qui met sa vie en péril. » (P.224).
L'hiver 1943 le trouve, malade, dans la division Grossdeutschland. Une permission se passe à lutter contre les partisans du côté de Lublin, parfois aux côtés d'unités SS. La retraite entrecoupée de nombreux combats et d'affectations « à la diable » s'achève à l'été 1944. Il est expédié en Prusse-Orientale. De nombreux combats infructueux là aussi ont lieu, parfois au milieu des civils. Il rejoint à pied Dantzig, combat encore aux côtés des enfants et des vieillards de la Volksturm.
Finalement, il est transporté au Danemark, puis débarqué à Kiel. Il se rend, aux environs de Lauenburg, aux troupes anglo-américaines ; à Mannheim, il est libéré du fait de son origine française, rentre alors chez lui, à Wissembourg, retrouvant très progressivement la manière de vivre en temps de paix, après un nouveau passage de dix mois dans l'armée française.
« Je n’écris nullement pour composer des cartes géographiques […] seule me préoccupe encore la pensée des difficultés incroyables que nous autres Landser eûmes à surmonter. […] Je n’ai jamais eu qu’une idée approximative de nos déplacements et de nos points d’opération. Par contre, je peux décrire, sans rien avoir oublié, le moindre détail de certains moments. Une simple odeur réveille en moi tout un passé tragique qui me laisse souvent rêveur et sans réaction pendant de longs moments. » (P.266). « Serai-je pardonnable ? Pourrai-je oublier ? » (p.279).
Il se souvient de son euphorie au moment de partir en permission :
« La guerre semblait avoir fait de moi un homme insensible et un monstre d’indifférence. Mes dix-huit ans ne sonneraient que dans deux ou trois mois, et j’avais l’impression d’être un homme et d’en avoir au moins trente-cinq. […] Je constate aujourd’hui avec horreur que la paix n’apporte rien d’autre que la monotonie. » (P.341).
Cette pensée désabusée peut venir de la souffrance :
« La faim est une chose étrange. […] Il y a longtemps que nous sommes dressés à nous contenter de fort peu et de n’importe quoi. […] Plus une once de graisse, plus aucun ventre, plus de double menton. Les muscles longs dessinent des corps comme ceux des écorchés. […] Nous trouverons bien quelque bled à mettre à sac… » (P.442).
Il souffre aussi, dit-il, pour les autres :
« Les enfants surtout me font peur. Plus rien n’est à l’échelle de leur compréhension. Ils ne savent pas s’il est question d’aviation ennemie. Ils ne savent pas s’il est question de froid ou de faim. […] Ils sont perdus dans un monde d’horreur où rien ne peut dissimuler un instant leur pauvre faiblesse. » (P.517).
Les dernières pages du livre ? L’auteur rentre chez lui, en catimini. Ses parents lui demandent un silence absolu sur son aventure. Une fois appelé sous les drapeaux français, il tombe malade et retrouve définitivement la vie civile. Il espère avoir pardonné à cet autre en lui qui s’appelle Sajer.