LA GRANGE MAUDITE : Mémoires de guerre d’un Alsacien incorporé de force à dix-sept ans dans la Wehrmacht, sur le front russe
CAPON, Geoffroy, Imprimerie caladoise, www.jefaismonlivre, 2019
Recensé par Dominique Rosenblatt
Dès l’introduction, Geoffroy Capon pose le cadre, puisque son témoignage, rédigé à un âge avancé, est basé sur sa mémoire. Dans l’introduction, il rappelle la pression nazie sur la vie quotidienne.
Il est appelé en 1942 au R.A.D., et le voilà parti, installés dans des baraquements, où on le fait trimer. Une courte permission précède m’incorporation dans la Wehrmacht.
Le voilà en train de faire ses classes à Ulm, des rêves d’évasion plein la tête. (p.45). Puis il est en Tchécoslovaquie, attendant de partir vers l’Est. L’avancée est dangereuse. Les partisans font sauter des trains (p.54).
La question de la mort est abordée sans fard. Il y a une différence entre un témoignage proposé par un homme âgé, qui a fait des synthèses de sa vie, qui a eu le temps de décanter et de savoir ce qu’il pouvait raconter et ce qu’il devait taire, ce qui était audible et ce qui ne l’était pas, qui a pris du recul… une différence avec des récits développés juste après les événements, ou même composés dans les années 80/90.
Ce témoin a beaucoup de recul, et il écrit pour ses proches, désireux de dire l’essentiel de sa vie. Donc, le malheureux garçon, versé dans le génie, rencontre la peur dans un train traversant de nuit des pays gelés, mais où la mort rode.
« Avec un moral à plat et une situation aussi compliquée que la mienne, je devenais indifférent à tout, même à la mort. J’avais le sentiment de me trouver là comme otage, victime d’une monumentale injustice qu’il me sera impossible de plaider le cas échéant. Le pire, c’est que l’ennemi n’était pas en face de moi, mais à côté de moi. Je me sentais complètement paumé dans ce trou, même pas le moindre contact avec un compatriote depuis le départ de Budweis. […] Je devine la grande détresse de mes parents de me savoir en danger, et je ne cesse de penser à ce que serait leur douleur… » (P.56).
Envoyé sur une position en repli, il est blessé assez vite, à Michailowska (p.63). Il ne sent pas la douleur, mais ne peut plus marcher, et quatre autres l’évacuent dans une couverture. Hospitalisé, il rencontre des hommes qui se mutilent volontairement pour être évacués. Chacun espère le Heimatschuss, la blessure qui renvoie à la maison. Ce n’est déjà plus l’enthousiasme des victoires, dans l’armée allemande…
En janvier 1944, le pauvre garçon est renvoyé au front. Il se souvient d’une maison paysanne, où ils avaient dormi sur le poêle, et entendu des gémissements venus de sous une trappe dans le sol, qui venaient d’une pauvre grand-mère impotente, abandonnée là par la famille, incapable de la prendre en charge.
Ce genre de scène poignante a dû le marquer. Il se souvient de l’avancer des chars russes :
« Rester debout dans un trou humide en face du danger avec la peur et la souffrance et de surcroit côtoyer un soldat allemand qui est un ennemi virtuel, ça vous creuse la cervelle et peut vous conduire à la folie. […] La retraite se changea en déroute. (P.73). Depuis mon arrivée sur le front russe, je ne connaissais que la déroute, un signe plutôt encourageant pour les Alsaciens, à condition d’avoir la chance de survie, ce qui n’est pas certain. » (p.76).
Il est chargé de poser des mines, mais le raconte avec un apparent détachement. Il a davantage peur d’un tireur d’élite russe que des engins de mort qu’il répartit sur le sol. (p.77). Il est à nouveau évacué, avec les jambes enflées et incapable de marcher, et, dans un hôpital, croise un volontaire français de la légion contre le communisme (p.82), avec lequel il ne fraie pas. Il reste là six semaines et apprend le débarquement en Normandie. On l’envoie sur la mer Baltique, et il est de nouveau la proie de ses contradictions.
« En foulant le sable fin sur la plage déserte, j’avais un sentiment de tristesse et une pensée émue pour nos jeunes libérateurs qui ont sacrifié leur vie sur une plage de Normandie. […] Je brûlais d’impatience de connaître la position des alliés. » (P.85).
Il est pris dans des souffrances morales qu’il analyse davantage que les opérations militaires. Il est encore opéré une fois, puis espère une permission, mais qui est rendue impossible par la libération de l’Alsace. Encore une incohérence de son destin :
« Certes la libération de mes compatriotes était plus importante qu’une perm, et si je devais renoncer, je ne connais pas de pire désagrément. […] Dès mon arrivée à la caserne, j’ai eu l’impression de rentrer dans une prison, un bâtiment austère à vous donner le cafard. […] D’être à la solde du despotisme comme des milliers de mes compatriotes, et ayant connu auparavant la souveraineté, j’avais le sentiment d’une profonde humiliation et de honte dans cet uniforme. » (P.93).
C’est un témoignage mûrement réfléchi. Lors de son second renvoi au front, on le retrouve, avec les affres de l’incertitude :
« Je ressentais davantage l’ambiguïté de ma situation : côté allemand, leurs états d’âme ne devaient être guère plus brillant que le mien et si leur moral a sombré, le mien l’a fait encore davantage. Tous avaient déjà subi les affres de la guerre. J’avais encore en mémoire des souvenirs tragiques à la suite d’une attaque fulgurante de l’adversaire où des blessés hurlaient de désespoir de se voir abandonnés devant l’ennemi. » (P.99).
Il raconte un cantonnement en Pologne, dans une maison où tous les habitants sont rassemblés dans une seule pièce, tout le reste étant dévolu à la troupe. Il se trouve dans la même situation que celle de ses parents, lorsqu’il avait 15 ans, et que des Allemands ont été cantonnés à la maison :
« En arrivant chez ces pauvres Polonais, je me sentis honteux en tant que français, de me trouver parmi ces mêmes soldats, dans le même uniforme. J’avais de la compassion pour ces malheureux Polonais effarés par notre intrusion. Ils avaient déjà connu et subi la répression pendant les occupations allemande et soviétique en 1939. […] Et on apprit par la suite qu’il y avait deux mouvances dans le maquis polonais : les antiallemands et les antisoviétiques. » (P.101).
Dans un récit de guerre, on oublie parfois le sort des populations civiles. Il le signale, puis revient à la suite de son périple, dans le contexte de l’effondrement général :
« Nous avancions en file indienne vers un dur destin. Notre chef de groupe marchait en tête mais se planquait chaque fois qu’on entendait un coup de feu. C’était une réaction quasiment générale du fait que chacun avait un sentiment d’infériorité vis-à-vis de ceux qu’il avait cru vaincre. Malgré tout, mon destin serait moins tragique que celui des Allemands. Les Alsaciens sont toujours parmi les vainqueurs. Nous progressions comme des fantômes abrutis par cette guerre, qui, à mon avis, devait se terminer à brève échéance, du moins pour quelques-uns dans les minutes qui allaient suivre. » (P.106).
Des tireurs d’élite russes vont stopper la colonne, et que, tout de suite après, des haut-parleurs conseiller aux Alsaciens de déserter vers les lignes russes où il ne leur serait fait aucun mal. Il n’y croit pas trop, et tergiverse. Mais les orgues de Staline les laminent, tandis qu’il n’y a plus guère d’artillerie allemande. C’est de nouveau un choix cornélien qui s’impose à lui, parce que la situation se fait urgente. Pour déserter, il faut être entier, or :
« J’étais de plus en plus obsédé, non par la mort, mais plutôt par une mutilation, une jambe ou un bras arraché par un obus. Ou encore de perdre la vue pour le restant de sa vie quand on a vingt ans. A moins que la chance que j’ai eue jusqu’à maintenant ne m’abandonne… Il fallait compter avec les aléas des événements. Cela aurait été injuste et illégal de se faire zigouiller à quelques jours de la fin de la guerre. […] La peur des Russes était plus forte que toutes les souffrances. La captivité, pour eux, c’était la mort à brève échéance. Quant à moi, je ne voyais pas d’autre alternative : les souffrances, la faim, la soif et même les blessures n’ont qu’un temps, mais la révolte de l’esprit contre l’humiliation constante de la personnalité et surtout, la peur d’être confondu avec ceux qui me tiennent dans leurs rangs prenaient le dessus. Nous les Alsaciens, étions les seuls à connaître cette souffrance et c’était la pire de toutes. » (P.111).
Il recule avec la troupe, se souvient de morts à ses côtés, marchant jour et nuit vers Ostrava, et il en profite pour se laisser distancier et ramasser par les Russes. Le comité d’accueil n’est pas compréhensif. C’est là que se justifie le titre du document, dans la grange où on l’attache, il s’attend à être rossé, mais un officier vient lui tirer dessus, lui brise des doigts, lui fracture le poignet, et la dernière balle l’atteint au-dessus du rein et lui transperce le foie, (p.131).
Après une nuit d’angoisse, alors qu’il croit qu’il va mourir, il est recueilli par des Tchèques qui le soignent, et le remettent à la Croix Rouge, à Prague. On le rapatrie, l’interroge, le munit de papiers, et le renvoie dans ses foyers :
« La manière de passer d’une situation à une autre n’était pas aisée. Il fallait s’adapter à la vie civile tout en étant encore sous l’effet rétroactif de la guerre. Pendant longtemps encore, une simple évocation me procurait des cauchemars. » (P.150).
Ce monsieur a été le seul survivant de sa classe, dans son village, Bitschwiller les Thann. Alors, il a attendu très longtemps pour pouvoir parler, le fait finalement pour ses petits-enfants, et leur souhaite de passer toute leur vie dans un monde en paix.