KRIEGSTAGEBUCH - EBERBACH 1944 - 1946
BREIDINGER-SPOHR Hanna, Eds. : VAN DIJCK Willem, PAAS Sigrun, ROHR Gerhardt, Verlag Regionalkultur, 2023
Recensé par Dominique Rosenblatt et Philippe Elsass
L’association du musée d’Eberbach publie le journal de guerre d’une habitante, devenue une artiste connue[1] après-guerre. Le texte est abondamment illustré, des notes de bas de page fréquentes ainsi que des exposés liminaires illustrent le contexte.
L’interpellation à se souvenir exhume une mémoire parcellaire, servie par le journal intime, qui rappelle chez cette Hanna des temps instables - elle avait été imprégnée de nazisme dès l’âge de 10 ans - et rouvrent ses yeux sur sa mentalité d’antan.
Dans son introduction elle évoque à la fois la naïveté des jeunes, la complexité du monde et de la position rhénane, à cette période effrayante que fut le temps de sa jeunesse. Il y a l’inflation, sur laquelle surfe le nazisme, lui semble-t-elle, pour faire adhérer la jeunesse, puis la sidération devant la nuit de cristal, qui arrache à Eberbach des juifs intégrés.
Le document d’époque est restitué fidèlement par l’équipe de publication, y compris pour les passages dont l’expression n’est plus acceptable aujourd’hui… Les pages sont évocatrices sur les plans historique et familial.
La vie de la famille, que tous s’efforcent de préserver, bascule au moment de l’enrôlement du père, et de la nécessité pour la jeune fille de gagner sa vie, malgré son handicap aux jambes. Employée à la paroisse, elle vivote, mais grâce au soutien d’un enseignant, elle intègre l’Académie des Beaux-Arts de Karlsruhe, où elle rencontre Raymond Elsass, étudiant alsacien originaire de Wimmenau (Bas-Rhin).
Elle vit de sa bourse à l’Akademie, surmonte son Heimweh, dans l’esprit de l’époque, qui exige de la flexibilité. Lorsque sa mère lui rend visite, Hanna remarque à sa maigreur la dureté des temps. La nourriture est rare et de piètre qualité. Elle redoute la nervosité ambiante, sur fond d’attaques aériennes perturbantes…
Elle réussit à tenir bon, dans des conditions de plus en plus précaires, jusqu’aux derniers mois, où des journées entières se passent dans les bunkers, ou au travail à l’usine.
Les gens sont tourmentés par leurs pressentiments et leur impuissance. Le dimanche 17 décembre 1944, par exemple, se passe entièrement sous alarme, et la rumeur informe des agissements de Robert Wagner en Alsace.
Elle apprend que Strasbourg est prise. La guerre s’impose. Des ambulances évacuent des hôpitaux, stationnent et réquisitionnent. Des réfugiés se terrent partout. Des bombes incendiaires mettent 65 familles à la rue...
Le Vendredi saint 1945 (30mars), les chars américains sont là, la pagaille s’installe, les SS font sauter le pont sur le Neckar, les rumeurs les plus folles enfièvrent les esprits. La commune propose une reddition sans opposition. Les habitants consignés chez eux arborent des drapeaux blancs. Les armes sont confisquées, le couvre-feu instauré. Le casernement de plus de 2400 Américains vide 130 maisons de leurs habitants. La paix a un goût amer, avec la dénazification, qu’Anna considère comme une forme de tyrannie.
Le sort des femmes est plus dur, apprend-elle, dans le secteur franco-marocain. Les réfugiés de l’Est sont de plus en plus pitoyables au fil du temps, mais leur sort indiffère les troupes occupantes.
Les vols, la « récupération ». Les rétorsions. Le manque de tout. Les annonces de soldats morts. Ceux dont on est sans nouvelle. Les blessés. La famille retenue en zone soviétique. L’obligation de justifier de son degré d’adhésion au nazisme.
L’obligation pénible pour elle de mettre son art au service des occupants. L’inversion irrépressible des valeurs admises. Ceux qui reviennent. Le père miraculé, assez vite dénoncé comme nazi, est incarcéré, blanchi et libéré en 1947 :
Tout cela tourmente Anna qui a le sentiment que les Allemands sont devenus les boucs émissaires de la misère du monde, bien que chez eux l’antisémitisme reste ancré. Le procès de Nuremberg la remplit d’amertume, ainsi que les accusations, contre l’église protestante, de sympathie envers le nazisme.
Les troupes américaines cantonnent dans Heidelberg, en octobre, chassant 1000 habitants par jour, 4000 doivent trouver refuge à Eberbach.
En janvier 1946, les protestants sont dissuadés de voter chrétien démocrate. Mais à Eberbach il y a 3600 électrices pour seulement 1600 électeurs… Au bout d’un an, en juin 1946, les destructions restent omniprésentes et l’alimentation précaire, les gens en sont réduits à des expédients.
Sur le plan de l’art, douée pour découper des silhouettes sur papier noir, elle suit les études académiques, découvre l’œuvre d’Edouard Munsch en 1946, puis s’engage dans une carrière de sculptrice[2].
A l’issue de la guerre, elle dessine des portraits, rédige des invitations, des affiches, fait des dessins, des aquarelles, des gravures sur bois. Une vie culturelle, surtout musicale, reprend, fin 1945.
Sur le plan religieux, le texte suit rigoureusement l’année liturgique et ses activités collectives. La paroisse protestante constitue un refuge. Anna tient l’orgue. Des destins sont brisés, des unions de circonstance se défont ou se régularisent à l’église.
La foi d’Anna est entamée, elle ne comprend plus l’indéfectible confiance des plus âgés. Planter des arbres, en novembre 1945, lui semble une activité spirituelle. La fin de l’année, St Nicolas, Noël et la Saint Sylvestre allègent un peu l’atmosphère. Le Messie de Haendel est donné à l’église protestante.
Reste l’amour. Raymond et elle se rencontrent aux Beaux-arts. Raymond, incorporé dans la Kriegsmarine et envoyé sur le Mur de l’Atlantique, fait prisonnier et interné par les Anglais, remis aux autorités françaises en 1945, il lui adresse une esquisse de ce que pourrait être la quiétude d’une maison conjugale… les deux familles sont déjà en relation, les mamans se connaissent…
A partir d’octobre 1945, les liens se distendent, mais elle espère. Les courriers se font plus espacés, plus prudents, plus vagues. Elle veut y croire. On la dissuade fermement de tenter de le rejoindre à Strasbourg. Sa confiance est ébranlée par l’entourage, qui lui fait comprendre que son amoureux évolue maintenant dans un contexte complètement opposé. En juin 1946, elle reçoit une lettre de rupture, accompagnée d’une lettre de sa mère à lui, qui voudrait l’aider mais exprime son propre désarroi. Elle détruit ultérieurement sa correspondance.
Raymond Elsass fonde une famille en Alsace en 1947, et elle épouse un ami d’enfance, Willi Breidinger.