QUINZE JOURS EN ROUGE
Jacques Fortier, Le Verger éditeur, 2011.
(Les enquêtes rhénanes, 6), 280 p.
Recensé par Dominique Rosenblatt
Jacques Fortier évoque la mentalité alsacienne de l’époque soucieuse de l’avenir de l’Alsace au sortir de la guerre :
« L’Allemagne vaincue, avec sa révolution un peu cafouilleuse ? La France victorieuse, avec sa République déjà vieillie ? Au fond, je préférerais une Alsace alsacienne, avec des peuples frères des deux côtés, mais ça, je crois que c’est une utopie. » (P. 148)
Comme il s’agit d’un roman policier, son intrigue concerne une enquête sur un meurtre, pendant les quinze jours où Strasbourg est gérée par les comités de soldats. L’enquête est menée par un détective alsacien, qui vient de rentrer, lui aussi, et qui découvre avec effarement la nouvelle situation.
« Vous ne savez pas quel désordre il y a en ville. Je ne fais pas de politique, mais je vois bien que les Vieux-Allemands se barrent à toute vitesse, et qu’ils ne peuvent pas tout emporter avec eux. Alors, il y a des gens qui sont tentés. Vos amis anarchistes appelleraient cela de la « reprise individuelle ». (P.71) ».
L’auteur montre comment les soviets de soldats n’ont pas eu l’adhésion des milieux dirigeants strasbourgeois. Malgré leur crainte pour les spécificités culturelles alsaciennes, ils ont préféré les Français aux prolétaires révolutionnaires allemands. Pour cela, il fallait encadrer la population, notamment sur le plan symbolique
« Les jeunes dames et les jeunes filles vraiment alsaciennes de Strasbourg (pas au-dessous de 16 ans) qui sont intentionnées de prendre part, en costume alsacien, à la réception des troupes françaises, sont invitées à se tenir le mercredi 20 novembre 1918, à 4 heures de l’après-midi, dans la grande salle de l’Aubette, place Kleber, pour recevoir de la part du comité d’organisation les instructions nécessaires ». (P.204).
Une note de bas de page certifie qu’il s’agit du texte authentique de l’affiche posée les 19 et 20 dans Strasbourg. Dans le texte en alsacien, il n’y avait pas la mention « vraiment alsaciennes », c’est-à-dire pro-françaises.
Voici le propos tenu par un personnage, un soldat révolutionnaire.
« L’armistice permettait aux Français de passer les Vosges le 17 à zéro heure et d’arriver à Strasbourg après le 21. On pensait qu’ils n’en profiteraient pas, qu’ils ne bougeraient pas avant le 24 ou le 25. En fait, ils ont démarré dès cette nuit. On les a appelés, je suis sûr. Des élus, des patrons, et sûrement ce Peirotes, ce social-traître qui nous roule dans la farine. Ils vont grignoter l’Alsace en quelques jours et entreront le 22 dans Strasbourg pour la cueillir comme un fruit mûr… » (P.162)
L’auteur, en sa qualité de journaliste qui y a accès, donne ses sources. Cet événement décisif avait été préparé par les socialistes de la mairie.
« Vers le Kleberplatz, un cortège de pompiers venait de s’organiser. Des équipes d’ouvriers montaient une estrade derrière la statue du général. D’autres dressaient un mât d’une vingtaine de mètres, accrochaient des guirlandes, des branches de sapin, des oriflammes, des écussons marqués « RF ». (p. 233) ».
A l’approche du Kaiserplatz, la foule était dense, qui commentait les préparatifs de cette fête du 22 novembre. Bourgeois, soldats, familles entières, étaient tout excités, parlaient fort, riaient. Devant la grande poste, sur la Hohenlohestrasse, […] dans les jardins au centre du Kaiserplatz, un autre groupe d’étudiants tentait de renverser la statue équestre de Guillaume Ier. Plusieurs portaient le brassard rouge et blanc de la ville de Strasbourg ».
Ce roman nuancé raconte comment les expulsions ont déconsidéré les Français :
« Tu te rends compte, tous ceux qui sont jugés compromis avec le Reich vont être obligés de passer le Rhin. Ils vont être dénoncés par ceux-là même qu’ils ont peut-être aidés. Des familles vont être déchirées […] comme en 1871, hélas. L’histoire se répète. […] Les « trop français » ont dû partir à Nancy, à Lyon, à Paris. Aujourd’hui, on renvoie les « trop allemands » à Munich, à Stuttgart, à Berlin ». (P.195)
Les révolutionnaires discutent :
« Nous avons un problème avec les prisonniers français que les Allemands renvoient depuis quelques jours, en application de l’armistice. Ils sont des milliers à passer les ponts sur le Rhin, depuis vendredi […] Heureusement, les habitants sont généreux avec eux. […] les soldats allemands qui partent vers l’est, des prisonniers français qui traversent vers l’ouest, et d’autres soldats français qui descendent des Vosges ! Et nous, au milieu, avec nos questions ! » (P.51)
Le parallèle est intéressant, mais pas tout à fait juste, car les Allemands n'avaient procédé à aucune expulsion après avoir gagné la guerre de 1870 : ceux qui voulaient rester en Alsace le pouvaient, sous réserve d’accepter la nationalité allemande. Ce roman, ainsi que les autres du même auteur, constitue une ouverture intéressante et construite à l’histoire méconnue de l’Alsace.
De la sorte, la fiction, destinée au grand public, prépare indirectement à la connaissance de l’histoire factuelle de l’Alsace pour laquelle Unsri Gschicht milite également.