Une conception surprenante de l'autonomisme
Débat autour du livre d'Alfred Wahl
Le nouveau livre d'Alfred Wahl a suscité diverses réactions. Nous reproduisons des extraits de deux critiques. Ceux-ci sont loin d'épuiser la discussion et nos colonnes restent ouvertes à d'autres opinions ou à une réponse de l'auteur.
L'association Unsri Gschicht nous a communiqué une analyse critique du livre d'Alfred Wahl qui constitue la version courte d'un commentaire plus détaillé paru récemment dans les Cahiers Joseph Rossé (n°2).
Editions du Château, 2019, 318 p. (24 Euros)
Autonomisme, l'impossible définition ?
Alfred Wahl, son auteur, a estimé qu’il fallait contrer les ouvrages récents « sur les mouvements de l’entre-deux-guerres », car « l’autonomie et les autonomistes » y « apparaissent sous un jour positif ». Ce livre n’existerait donc pas si Pierre Klein, Bernard Wittmann, Michel Krempper n’avaient entrepris de combler un vide historiographique.
Cet ouvrage est traversé par une faille qui trouve ses origines dans l’introduction : l’auteur ne définit pas le terme de son sujet, à savoir l’autonomie. Il a recherché dans le Larousse la définition de l’autonomisme, qu’il résume à ses lecteurs par « une revendication militante souvent d’inspiration régionaliste », en constatant qu’aucune précision n’est donnée quant à la nature de cette revendication. En fait, il a tronqué la définition, qui mentionne une « revendication militante de l'autonomie politique ». Il suffit alors de chercher la définition d’autonomie : « Situation d'une collectivité, d'un organisme public dotés de pouvoirs et d'institutions leur permettant de gérer les affaires qui leur sont propres sans interférence du pouvoir central ».
Du flou conceptuel découle une erreur fondamentale affirmée dès l’introduction : « l’Alsace a connu une réelle autonomie tout au long de la période allant de 1871 à 1940 », parce qu’elle « a toujours disposé d’un arsenal juridique propre et d’une organisation religieuse et scolaire particulière ». L’autonomie, c’est se doter soi-même d’un arsenal juridique propre et mettre en place une organisation religieuse et scolaire par l’exercice du pouvoir législatif dans le cadre d’un parlement régional. Or l’Alsace-Lorraine ne disposait d’un parlement régional exerçant des pouvoirs législatifs qu’entre 1877 et 1918. Bref, M. Wahl confond régime d’exception et autonomie : le droit local ne peut être assimilé à l’autonomie.
Pas d'autonomie pour le Reichsland ?
La première des quatre parties de l’ouvrage est consacrée au Reichsland. M. Wahl voit dans la non introduction en Alsace-Lorraine des lois sociales de Bismarck par le Statthalter von Manteuffel (elle seront introduites plus tard) « une forme d’autonomisme […] contraire à l’intérêt des salariés ». Or, une décision prise par le gouverneur non élu d’un territoire ne peut en rien être assimilée à l’autonomisme. L’auteur entreprend plus loin de démontrer à nouveau que « l’autonomie ne fut pas positive pour toutes les catégories de la population », car elle aurait repoussé de nombreuses années l’introduction du code du travail allemand, particulièrement favorable aux travailleurs, et aussi empêché l’adoption de l’impôt progressif sur le revenu, rejeté par l’assemblée régionale (Landesausschuss). Or, le décalage avec le reste de l’Allemagne sur ces questions ne peut pas être attribué à l’autonomie, puisque l’Allemagne était constituée d’Etats confédérés autonomes. Par ailleurs, dans le rejet de l’impôt progressif sur le revenu, ce n’est pas l’autonomie qui est en cause mais la non-représentativité de l’assemblée régionale.
Land un Sproch a consacré en septembre 2015 un numéro spécial aux autonomismes en Alsace. Il reste d'actualité et disponible à l'achat. En quelques pages une présentation sérieuse et actualisée. [NDLR]
L’auteur passe ensuite en revue les différentes forces politiques qui se constituent dans les années 1890. Il voit un lien entre la reprise des revendications autonomistes et le « mouvement culturel régionaliste » de « repli sur le passé et sur la région ». L’autonomisme serait « un moyen politique pour les notables traditionnels de conserver leur pouvoir » face « aux dirigeants des partis modernes, qu’il s’agisse des socialistes ou même du Zentrum ». Or le Zentrum alsacien porte lui-aussi un programme autonomiste. On en arrive à la constitution de 1911 et à son application. M. Wahl dresse l’étrange constat qu’ « il fut impossible de constituer une force unie en faveur de l’autonomisme » lors des élections pour le Landtag. C’est que toutes les forces politiques régionales étaient en faveur de l’autonomisme : une union aurait signifié la constitution d’un parti unique ! L’auteur écrit plus loin que l’autonomie était « très relative », puis que « le Reichsland ne jouissait pas de l’autonomie ». Il faudrait savoir !
L'autonomisme, un communautarisme ?
M. Wahl commence son étude de la période 1918-1924 par un tour d’horizon des autres mouvements autonomistes en France. Les présentations sont très succinctes et on comprend vite, à leur formulation, que ces résumés ne sont pas honnêtes. Avant même d’avoir abordé l’autonomisme alsacien d’entre-deux-guerres, l’auteur est déjà capable « d’esquisser quelques traits communs à tous et que l’on pourrait retrouver en Alsace » : apparition après la Grande Guerre, apogée entre 1924 et 1932, puis « radicalisation » et « influence du nazisme et de l’extrémisme de droite en général ».
On arrive bientôt dans le dur du sujet avec la recomposition du paysage politique alsacien après 1918. Le récit de la rédaction du programme du parti catholique (UPR) est confus : le projet régionaliste du Dr. Pfleger est présenté comme « autonomiste, même modéré », et le projet autonomiste de l’abbé Haegy comme « clairement régionaliste ». M. Wahl voit dès le début des années 1920 se structurer une « opposition à la France » dont l’inspirateur serait Haegy. On constate à cette occasion que l’auteur, tant attaché à la prise en compte du contexte quand il s’agit de la politique de la France, use d’expressions actuelles connotées très négativement pour présenter l’abbé, partisan d’une société « théocratique » et « communautariste ».
L'autonomisme, séparatiste par essence ?
La troisième partie de l’ouvrage court de 1924 à 1929 et s’intitule « autonomisme et séparatisme ». On y aura droit à un beau mélange, étant donné que l’auteur est convaincu que les autonomistes sont des séparatistes masqués. Il cite, à l’appui de sa thèse, des propos qu’aurait tenus l’abbé Gromer, dirigeant de l’UPR de Haguenau, dans une réunion politique en 1924 ; des paroles rapportées par la police, qui n’ont peut-être jamais été formulées ainsi. M. Wahl oppose, avec pertinence, « deux conceptions du monde » : celle des autonomistes catholiques et celle du gouvernement de gauche issu des élections de 1924. Moins pertinent est le choix des mots pour présenter la première : l’autonomisme catholique serait un « traditionalisme » ou un « fondamentalisme ». M. Wahl relate la mobilisation des catholiques contre les écoles interconfessionnelles projetées par plusieurs municipalités alsaciennes. Il souligne avec raison que « l’offensive en faveur de l’école interconfessionnelle avait eu une origine locale », mais exagère en disant qu’elle « fut directement responsable » de la constitution du mouvement autonomiste.
On en arrive à la « genèse de l’autonomisme ». En lisant le récit de la naissance de la Zukunft en 1925, on découvre que les membres de l’équipe rédactionnelle étaient des séparatistes qui n’osaient pas « aller au bout de leurs idées ». Lorsque la Zukunft brandit la menace de l’autodétermination en guise de chantage pour obtenir de la France l’arrêt de l’assimilation, elle devient séparatiste aux yeux de M. Wahl ; le jugement contraire de l’historien Karl-Heinz Rothenberger ne lui semble « guère pertinent ». En 1927, « le gouvernement ne pouvait plus rester inerte », estime M. Wahl, avant son développement sur « la répression ». En 1928, ce sont les élections législatives où on découvre, avec surprise et sans explication, que Joseph Rossé « se trouvait déjà très marginalisé » au sein de l’UPR. 1928, c’est aussi le procès de Colmar. L’auteur divise les accusés en deux groupes : ceux qui affichent leurs idées séparatistes et ceux qui les dissimulent.
Une institution actuelle qui illustre ce qu'est l'autonomie : le régime complémentaire d'assurance maladie d'Alsace-Moselle est doté depuis 1995 d'une instance de gestion (dont le conseil d'administration a son siège à Strasbourg) compétente pour déterminer la liste des prestations, le taux de remboursement et le taux des cotisations. [NDLR]
L’autonomisme, une forme alsacienne du fascisme ?
La dernière partie couvre la période 1929-1940. Avec son titre « modération des autonomistes, activisme des séparatistes nazis », elle s’annonce, compte tenu de ce qui a été relevé précédemment, pour le moins difficile à suivre. Les élections cantonales de 1928 – malgré tout traitées dans cette partie – sont les premières depuis la structuration des forces autonomistes. M. Wahl retient de la poussée électorale des autonomistes… que ces derniers ne sont pas majoritaires. L’auteur relate ensuite le succès des autonomistes aux élections municipales de 1929 à Strasbourg et à Colmar. « Les répercussions furent considérables, d’autant qu’il ne s’agissait pas de simples Heimatrechtler […] mais très majoritairement de séparatistes », estime-t-il.
Au début des années 1930, « les séparatistes de la Landespartei » ne prennent plus « la précaution de faire allégeance formelle à la France », affirme l’auteur. Quand on sait que celui-ci considère comme séparatiste un tract circulant en 1931 à l’université de Strasbourg pour appeler « à un retour à la langue allemande », on sait qu’il ne faut pas accorder trop de crédit à ses assertions sur ce point. Avec l’accession d’Hitler au pouvoir en 1933, « la Landespartei était en bonne voie pour devenir un parti nazi alsacien », prétend l’auteur, qui ajoute que « Schall était déjà un nazi ». La preuve : « Ne se rendait-il pas régulièrement en Allemagne et ne recevait-il pas des Allemands à son bureau de rédacteur ? » Rossé est présenté comme un pronazi, « partisan d’un régime d’extrême-droite », alors qu’il était favorable à une intervention armée en réponse à la remilitarisation de la Rhénanie et s’est élevé contre l’antisémitisme. On est atterré de voir le mouvement de jeunesse de l’UPR classé à l’extrême-droite au motif que les jeunes criaient « vive Rossé » pendant les défilés !
Un pamphlet politique sous l’apparence d’un livre d’histoire
Au final, M. Wahl a non seulement manqué à son engagement d’utiliser le ton neutre de l’historien mais il a aussi commis des erreurs d’analyse graves qui touchent au cœur de son sujet, c’est-à-dire au concept d’autonomie. Le but était visiblement d’associer le mot « autonomisme » avec une série de termes à connotation négative.