A L'OMBRE DES VAINQUEURS
DE CAZOTTE Marie-Laure, Albin Michel, 2014, 299 pages.
Recensé par Dominique Rosenblatt
En 1940, le petit Joseph a sept ans. A cet âge, un enfant est fataliste, et bien intégré dans son environnement familial et culturel. Puis tout bascule. Que peut faire un enfant, à part accepter ? Mais un enfant ressent aussi les émotions qui l’environnent, sans filtre, en souffre, ou accepte de se sacrifier pour maintenir un équilibre. L’enfant du roman tombe désespérément malade, et, ayant perdu espoir, son père l’emmène à l’orée de la forêt, pour le remettre au génie de la nature, qui est incarné par une belle figure de cerf.
« Il voulait que Joseph sente les arbres, l’herbe, qu’il prenne un peu de vent sur les joues, qu’il respire l’odeur des foins coupés, une dernière fois. […] Le Georg, le cerf légendaire que personne n’avait jamais vu et dont il se disait qu’il était le messager de la Mort, se tenait devant lui. C’était un animal majestueux et étrange, montrant une large tache blanche s’étalant du poitrail jusqu’aux flancs, comme un éclat d’écume ou deux ailes. Il était couronné de vingt-quatre cors parfaitement symétriques et ses yeux étaient de la couleur des lacs profonds. (p.131) »
Cette évocation se passe dans un village près de Strasbourg, la guerre passée, le père est emmené par le camion vert des incarcérations abusives, et arrive la libération, après de durs combats contre tous les ennemis.
« Des hommes venus d’ailleurs, des Français de l’intérieur ou d’autres, avaient distribué dans chaque maison des petits drapeaux, placardé sur les murs des affiches pimpantes portant la phrase : « à la porte, le boche ! » […] Les Heimkehrer ; les expulsés, les exilés, les transplantés, les « Malgré-nous », les « Malgré-elles », les évacués, les déplacés, les anciens prisonniers, les blessés revinrent ».
On avait cambriolé leurs maisons, leur mémoire, leurs âmes : ils n’étaient plus eux-mêmes, ils n’étaient plus chez eux. Depuis longtemps probablement, mais ils en prenaient tout juste conscience. » (p.107).
On avait inquiété le maire, Metzger,sans comprendre qu’il s’était compromis le moins possible, mais toujours dans l’intérêt de sa commune.
« Il avait menti aux Griener avec aplomb […] avait falsifié les Ahnenpässe, les carnets généalogiques […] signé des certificats de décès pour deux jeunes qui devaient être incorporés […] déclaré trois vaches sur trente aux jours de comptage […] dissimulé la cloche de l’église ; conduit les blessés des bombardements à l’hôpital ; dissimulé le monument de Gambetta sous un faux monument ; […] Metzger revint quelques jours plus tard, amaigri et ivre de rage. […] Il avait été enfermé dans un ancien camp de prisonniers, au Struthof, dans le même baraquement qu’un ancien garde du même camp : un nazi ! […] Des enfants, des dizaines d’enfants, et des femmes arrêtés par les FFI y étaient enfermés. […] Là, il avait appris que des milliers d’hommes et de femmes avaient, pendant l’annexion, terminé leurs jours dans des conditions abominables. (p.112) »
La force de ce roman réside dans sa reconstitution de la période d’après-guerre, lorsque le père finit par revenir de déportation, et que la famille tente de reprendre une vie normale. Les questionnaires familiaux à remplir, avec le risque de dégradation, d’indignité nationale, d’interdiction de séjour, de confiscation. La peur rodait.
« « Seuls les murs à nouveau couverts de placards leurs parlaient. Pour une Alsace propre et bien française », y lisait-on. Quelqu’un avait rayé les mots « propre » et « française » pour les remplacer par « unie » et « en paix ». Un autre avait biffé ces derniers termes et écrit à la place : « autonome » et « libre ». Sous l’affiche française, on pouvait encore voir la propagande nazie appelant les hommes sous le drapeau du Reich : « die Front ». (p.116) »
Mais il y a le premier prêche du curé, qui revient de captivité :
« Vous ne bougez pas ? Vous ne dites rien ? Vous vous contentez du vide de vos esprits ? De la haine larvée ? De la lettre anonyme postée ? De la rumeur ? Vous vous contenterez donc de vos souffrances passées ! Vous vous en nourrirez juste dans vos tombes ? […] J’aime autant vous dire que ceux qui pensent que la vie attend le pardon se trompent gravement ! Qui croyez-vous être ? Des sacrifiés, parce que vous avez souffert ? Des êtres qui détiennent la vérité parce que vos rancœurs, vos épreuves, vos pertes vous tiennent lieu de livre ? De bonnes âmes parce que vous n’avez pas dénoncé vos voisins ? Des justes parce que vous n’avez pas désigné du doigt celui que vous haïssez ? Qui croyez-vous être ? […] Ce n’est pas dans la haine, la colère, la honte ou la tristesse qu’un cœur se relève, mais dans l’action utile et dans la prière ! » (p.120).
Lorsque le père revient, méconnaissable, l’auteure utilise le motif homérique du chien qui reconnaît son maître. L’homme ne parle plus, sauf au chien, en russe, en alsacien, en français et en allemand. (p.145). Mais l’enfant ne peut reconnaître son père. L’incompréhension entre eux sera profonde et durable, et c’est la seconde partie du livre, la plus belle, qui traite cela.
Il existe un autre roman récent traitant de la thématique de la Seconde Guerre mondiale vue par les yeux d'un enfant alsacien : Des nazis habitent chez moi de Sylvie Mathuisieult. Sa lecture est moins convaincante cependant : voir notre compte rendu